Les enquêtes et révé­la­tions qui ont sui­vi l’effondrement des pays de l’Est dans les années 1990 à pro­pos du dopage pra­ti­qué par les « démo­cra­ties popu­laires », telles la RDA, avaient conduit cer­tains diri­geants de l’athlétisme à envi­sa­ger la sup­pres­sion des records. Afin de remettre les comp­teurs à zéro au 1er jan­vier 2000. Sans suite à l’é­poque. Toutefois le ser­pent de mer réapparaît…

La récente infor­ma­tion, éma­nant de l’AEA (fédé­ra­tion euro­péenne d’athlétisme) et visant à sup­pri­mer les records homo­lo­gués avant 2007, au motif que cer­tains seraient enta­chés de dopage, a mis en émoi le monde de l’athlétisme.

Comme tout ce que décident les diri­geants de notre époque, cette ini­tia­tive est parée des plus belles ver­tus pour favo­ri­ser, une fois de plus, l’inversion des valeurs. En effet le pro­blème du dopage ne devrait pas consis­ter à dépouiller les ath­lètes hon­nêtes de leur bien mais plu­tôt à sanc­tion­ner lour­de­ment ceux qui se sont dopés.

On s’aperçoit que le dis­cours de l’AEA pra­tique la langue de bois quand il pré­cise qu’il ne s’agira pas de sup­pri­mer les records mais de par­ler « d’anciens records ». La simple éven­tua­li­té qu’un nou­veau record puisse sup­plan­ter une ancienne marque suf­fit à démon­trer qu’il y aura bel et bien, dans les faits, sup­pres­sion des records anté­rieurs à 2007.

Qui bien cherche, bien trouve

Lorsqu’on aborde le dopage, il faut d’abord poser en pré­am­bule que tous les sports en sont vic­times. De la même manière qu’il y a des voleurs dans tous les pays, il y a des dopés dans toutes les dis­ci­plines. La dif­fé­rence, entre les sports qui nous appa­raissent peu tou­chés par le dopage et ceux qui le seraient beau­coup, tient en fait au bruit média­tique, consé­cu­tif à la vigueur appor­tée par cer­taines fédé­ra­tions à lut­ter contre ce fléau.

En la cir­cons­tance, les sports qui s’emploient à trai­ter le pro­blème sérieu­se­ment (cyclisme, ath­lé­tisme…) voient des affaires « sor­tir », alors que ce sont ceux qui refusent de voir la véri­té en face qui peuvent être soup­çon­nés de laxisme dans la lutte anti­do­page. Selon l’adage « Qui bien cherche, bien trouve », on ne sera donc pas sur­pris que les deux sports cités ci-des­sus paraissent vic­times de révé­la­tion d’affaires à répé­ti­tion, alors que d’autres dis­ci­plines conti­nuent à ron­ron­ner… jusqu’au jour où la réa­li­té les rattrapera !

Un peu d’histoire

Mais occu­pons-nous d’athlétisme, puisque c’est notre sujet. Rappelons un peu d’histoire à pro­pos du dopage, un phé­no­mène qui ne date pas d’hier à par­tir du moment où cer­tains ath­lètes ont tou­jours vou­lu briller par n’importe quel moyen.

Si l’on remonte au début du siècle der­nier, on se sou­vien­dra de la triste mésa­ven­ture sur­ve­nue à Dorando Pietri lors du mara­thon des Jeux de Londres en 1908. Arrivé en tête sur le stade, le petit Italien ne sem­blait pas dans son état nor­mal, au point de s’être trom­pé de sens et de devoir lui indi­quer un demi-tour pour le gui­der sur le bon che­min ! Son tour de piste fut si labo­rieux – il tom­ba cinq fois, per­dant même briè­ve­ment connais­sance, et mit neuf minutes pour par­cou­rir les der­niers 350 m – que les offi­ciels l’aidèrent, le rele­vant au besoin, par huma­ni­té (voir la pho­to en « une »). Ce qui ame­na sa dis­qua­li­fi­ca­tion pour « aide exté­rieure » après qu’une récla­ma­tion eût été por­tée par son second, l’Américain John Hayes. Lequel avait vu ce qui se pas­saite en entrant à son tour sur le stade. Par la suite, des rumeurs se pro­pa­gèrent selon les­quelles Pietri aurait pu absor­ber un cock­tail atro­pine-strych­nine – pro­duits uti­li­sés à cette époque – sans que rien, bien sûr, ne vienne prou­ver une telle asser­tion. Mais déjà, on sen­tait qu’il se pas­sait quelque chose…

C’est sans doute vers la fin des années 1950 que le dopage en ath­lé­tisme a pris une véri­table dimen­sion. Avec pour résul­tat l’envolée des records à par­tir des années 60. La lutte des deux blocs est-ouest, cha­cun visant à recueillir un cer­tain pres­tige par le biais des résul­tats spor­tifs, n’y a sans doute pas été étrangère.

On se sou­vient qu’à l’époque – et jusque dans le milieu des années 80 – les records du monde des lan­cers étaient amé­lio­rés avec une faci­li­té décon­cer­tante : au poids, Dallas Long et Bill Nieder firent évo­luer la marque quatre fois en 1960 ; Dallas Long, encore, trois fois en 1964, les 4 avril, 29 mai et 25 juillet ; Alessandro Andrei trois fois dans le même concours le 12 août 1987 !

Les autres lan­cers sui­virent le même che­min : au disque avec Jay Silvester, deux records en 1961 ; en 1962, Al Oerter et Vladimir Trusenyev, trois records ; quatre entre 1963 et 1965 pour Oerter et Luwig Danek ; deux encore pour Silvester en 1968. En sept ans, l’Américain Sylvester por­ta le record de 60,72 m à 68,40 m ! Un gouffre !

Au jave­lot, il a même fal­lu modi­fier la struc­ture de l’engin – dépla­ce­ment du centre de gra­vi­té vers l’avant afin qu’il « pique » plus tôt et ne « plane » pas – car le record à 104,80 m de l’Allemand de l’Est Uwe Höhn en 1984 lais­sait craindre que le jave­lot n’atterrisse un jour dans les spec­ta­teurs ! Et l’on ne parle pas des autres dis­ci­plines, qua­si­ment toutes tou­chées… Jusqu’à ce que, en 1988, un coup d’arrêt soit por­té avec la dis­qua­li­fi­ca­tion du Canadien Ben Johnson, vain­queur éphé­mère du 100 m aux Jeux de Séoul.

Question

Donc, nous posons la ques­tion aux membres de l’AEA : veut-on revivre de tels erre­ments en sup­pri­mant les records exis­tants ? Car ne dou­tons pas un ins­tant que les mêmes causes pro­dui­ront les mêmes effets : s’il rede­vient pos­sible de battre des records, cer­tains ath­lètes met­tront à nou­veau tout en œuvre pour y arri­ver. Alors le plus sage n’est-il pas de conser­ver ces records « imbat­tables » ? Ainsi les ath­lètes pour­raient pen­ser prin­ci­pa­le­ment à pré­pa­rer leurs com­pé­ti­tions plu­tôt qu’à ten­ter, avec des moyens inavouables, la réa­li­sa­tion d’ex­ploits inhumains.

Remise en cause inopportune

Tout ceci amène en consé­quence à adop­ter une posi­tion nette, condam­nant cette remise en ques­tion des records, quels qu’ils soient. Certains sont fixés depuis trente ans. Pour long­temps ? Tant mieux, c’est un mal pour un bien. Au moins, nous pour­rons tou­jours sup­po­ser où se trouve la limite entre dopage et non dopage. Si un jour un ath­lète fait mieux, nous serons en droit de nous poser des ques­tions. Par exemple cer­tains ont été inter­pel­lés par le chro­no de 12« 20 au 100 m haies de l’Américaine Kendra Harrison en 2016, qui amé­lio­rait la marque impro­bable de 12« 21 signée par la Bulgare Yordanka Donkova en 1988.

Ophélie Dubreuil

6 juillet 2017