L’homme en robe bleue et les morts du débarquement
Presque tout le monde, du moins aux États-Unis, connaît l’effarant tableau découvert dans la demeure véritablement princière du sieur Epstein (ou Epstine, pour faire oublier Weinstein), sur son île privée. Ce tableau représente Bill Clinton— ancien Président des États-Unis — négligemment positionné sur une chaise à la manière d’une starlette peaufinant son effet glamour (illustration ci-dessus). Le 42e président américain — élu en 1992, puis réélu en 1996 — s’est affublé d’une robe du plus beau bleu – appartenant dit-on, à son épouse Hillary – et a chaussé des escarpins à haut talon d’un rouge(1) insolent. Tourné vers nous et souriant, il pointe son index dans notre direction. Le sourire est ironique et même franchement moqueur. Le Bill semble nous narguer, nous dire : « Franchement, vous êtes des minables, des insignifiants, des péquenauds, des “moins que rien” à jamais hors des coulisses du pouvoir et plus encore des arcanes de la gouvernance mondiale ». Avec condescendance, il pourrait ajouter cette formule passée dans le langage courant chez l’oncle Sam : si, par indiscrétion, vous deviez apprendre ne serait-ce qu’une once de ce qui se trame sous vos pieds et par-dessus vos têtes, « on » serait obligé de vous éliminer. La chaise et ce qui entoure cette mise en scène parodiquement lascive appartiennent au « bureau ovale » de la Maison Blanche, laissant ainsi entendre que ce lieu, supposé sacré pour les citoyens américains, sert de décor à des mascarades et autres travestissements des plus ambigus. Et, au moment même où l’on commémore le débarquement sur nos plages de Provence et que, coïncidence nauséeuse, le public du monde entier découvre une telle peinture, on se dit qu’en regard de tous ces morts, de tous ces courageux garçons qui se sont sacrifiés afin de libérer notre nation et, par-delà nos frontières hexagonales, pour mettre fin à un effroyable conflit d’ampleur planétaire, une terrible question vient à l’esprit : tant de sang versé au nom de la liberté, au nom d’un combat contre une chose unanimement désignée comme terrifiante, n’aurait d’autre finalité qu’un président de la première puissance mondiale déguisé en femme, glissé dans une robe de soirée très mondaine, de gala pour la gentry, de rencontre smart où huppé rime avec friqué ?
Ce ne serait que ça, nous dirions qu’il s’agit d’une fantaisie burlesque et même franchement indécente d’un puissant de la planète qui, durant son séjour dans le bureau présidentiel n’a pas, en compagnie folichonne d’une certaine Monica Lewinsky, fait preuve de la dignité et de la retenue qu’on attendrait de sa fonction de premier Américain.
Mais, hélas, non ! Il s’agit de tout autre chose. Et ce, à partir du moment où le tableau, alliant l’inconvenance au faisandé, était accroché dans l’appartement new-yorkais du milliardaire dénommé Jeffrey Epstein, « homme d’affaires » de « haut vol » (sans doute au double sens du terme). Appartement qui est en fait un immeuble de 7 étages, 2.000 mètres carrés, pas moins de 40 pièces, dans le quartier chic de Upper East Side à Manhattan. Or le sieur Epstein, ayant bénéficié d’une ahurissante mansuétude de la part de la justice dans une première affaire très grave de pédophilie, venait d’être rattrapé par d’autres plaintes concernant des jeunes filles mineures. Un certain nombre de personnalités du monde de la politique internationale et du spectacle seraient compromises. Epstein retrouvé pendu dans sa cellule, ce beau monde doit pousser un « ouf ! » collectif… Sauf si l’Epstein a malencontreusement égaré un « carnet noir » contenant noms, dates et appréciations sur les inclinaisons particulières des V.I.P. en question. Vengeance à retardement, car il savait que, dans l’univers vénéneux où l’on appréciait ses services divers, tant financiers que charnellement variés, une vie humaine est chose corvéable et fragile à la fois. Souhaitons qu’un tel carnet, couleur d’un minuit propice au crime, existe et, surtout, formulons des vœux ardents pour que le public soit informé de son sinistre contenu. Mais il y a fort à parier que, de par une impérative raison d’État, ni le sommet de la hiérarchie policière ni les patrons de la grande presse ne livreront quoi que ce soit. Seul, un menu fretin qui gravitait autour de feu Epstein aura droit à l’opprobre.
Alors, posément, lucidement, méthodiquement, formulons ce qui suit : Est-il admissible que des gens, élus « démocratiquement » et destinés à exercer des fonctions dont, pour les plus hautes, dépend l’équilibre mondial, puissent donner libre cours à leurs pulsions les plus abjectes et, de la sorte, leurrer le peuple qui les a portés au pouvoir pour leur maîtrise de soi ?
Et ce même peuple américain – ou français, car des ressortissants de notre pays baigneraient dans la putrescence de ce marigot – va-t-il se dresser pour crier son indignation et réclamer justice ? Il y a un siècle, les citoyens américains se seraient rassemblés avec cordes et winchesters devant les domiciles des coupables ou leurs lieux d’emprisonnement. Voyons si ces braves payeurs d’impôts vont rester bouche ouverte et bras ballants, en état de sidération collective ? Car ce sont des piliers de leur monde, modèle de réussite et d’accession aux responsabilités, qui s’effondrent. En cet instant où le suicide, très probablement « assisté », d’Epstein laisse entendre quelle « puissance occulte »(2) — incroyable réseau de connivences allant de la pègre jusqu’à certaines instances supérieures de la magistrature — s’est mise en branle pour éradiquer l’un de ses membres pourtant éminent mais, désormais, trop dangereux vivant, alors, oui, évoquer la théorie du complot ne relève plus du fantasme. N’en déplaise au psycho-sociologues et journalistes stipendiés par la « Bien Pensance ».
La réalité rattrape de ténébreuses fictions. Deux cinéastes me viennent en tête. D’abord David Lynch qui, dans Blue Velvet (sorti en 1986), montre quels répugnants compérages se nouent sous les apparences bien proprettes d’une petite ville américaine de Caroline du nord : Frank Booth (joué par l’ineffable Denis Hopper), gangster psychopathe et détraqué sexuel, incarne à faire frémir le type d’individu qu’on imagine au service d’aristocrates du vice à la Epstein.
Puis, l’irremplaçable Stanley Kubrick dont le film testament, Eyes wide shut(3) (à l’écran en 1999), laisse entendre que nombre de membres de la gentry new-yorkaise se livre à des cérémonies érotico-démoniaques. Se réunissant dans une vaste et somptueuse demeure au style emprunté à la vieille Europe, ils emploient les services de ravissantes jeunes femmes ; et que leur importe si l’une d’elle décède — officiellement et pudiquement d’une overdose — suite à des pratiques particulières. Bill (Tom Cruise), jeune médecin, ignorant tout de l’existence de cette confrérie se réunissant en domino vénitien et visage masqué(4), pénètre ce lieu poussé par une curiosité dont il ne mesure pas la dangerosité.
Découvert, l’intrus sera chassé puis menacé. L’un de ses meilleurs amis, Victor Ziegler, richissime avocat de New-York (Sydney Pollack), lui déclare : « Je ne pense pas que vous réalisiez dans quel pétrin vous vous êtes fourré la nuit dernière. Que pensez-vous avoir vu ? Ce n’était pas des gens ordinaires. Si je vous disais leur nom – et je ne vous le dirai pas ! – mais si je le faisais, je ne pense pas que vous passiez une bonne nuit ».
Dans la réalité qui nous occupe, la demeure des pervers sous masques est remplacée par l’île Little St James dans les Caraïbes, propriété d’Epstein ; sa Cythère(5) pour très jeunes proies, contraintes ou consentantes.
Outre plusieurs résidences abritant le maître des lieux et ses invités, ce morceau de terre, surnommé « Pedophile Island » par, assurément, de mauvaises langues, comporte, sur sa partie la plus élevée, une sorte de temple singulier. Il s’agit d’une construction quasi-cubique surmontée d’un dôme doré qui n’est pas sans rappeler le « Dôme du Rocher » à Jérusalem.
Passage d’une forme carrée à une autre ronde, impliquant l’usage de l’équerre et du compas, imitation du troisième lieu saint de l’Islam (pourtant point la religion d’Epstein), nous sommes là dans cette « Grande Parodie » – dénoncée jadis par René Guénon – qui récupère outrageusement certains symboles des bâtisseurs de cathédrales et du soufisme. Rappelons au passage que le feu s’est déclaré sur le « Dôme du Rocher » le même soir que brûlait Notre Dame de Paris. Vers quel antre indicible conduit l’ascenseur dissimulé dans cette bâtisse ? Quel autre niveau de l’abominable marque ce creusement chtonien(6) ? L’enquête nous informera-t-elle ?
En attendant, d’autres images viennent cruellement en contrepoint. Celles d’innombrables croix blanches sur les impeccables pelouses de nos cimetières militaires de Normandie et de Provence. Toute cette jeunesse tombée – combien de fois nous l’a‑t-on rappelé ? – pour que vive la Liberté. Une liberté qui, honteusement subvertie, est devenue, au fil des décennies, celle de crapules sans foi ni loi qui s’arrogent tous les droits iniques des prédateurs-jouisseurs sans honte.
Le destin des peuples doit-il demeurer dans des mains aussi sales que sanglantes ?
Ou bien l’image, suscitant malaise, de l’homme en robe bleue, et tout ce qu’elle révèle aux États-Unis mais aussi en France, sera-t-elle suffisamment révoltante pour provoquer une prise de conscience conduisant à une autre société refondée sur l’exemplarité morale de ses responsables et la volonté de valoriser les capacités de ses citoyens ?
Walther.
(1) Lire Pourquoi les satanistes portent-ils des chaussures rouges ?
(2) Formule qu’Hergé place dans la bouche de Rastapopoulos lorsque cet odieux personnage dit à Tintin, qui a échappé à un traquenard « À croire qu’une puissance occulte a juré votre perte » ; cf. Les Cigares du Pharaon, page 22, vignette 9. Rastapopoulos étant lui-même secrètement le grand maître de ladite « puissance ».
(3) Le titre du film de Stanley Kubrick signifie mot à mot : Les yeux grand fermés. Les yeux grand fermés et nous ne voyons pas ce qu’il se passe sous nos yeux.
(4) Une organisation de ce type, nommée Hell Fire Club existait déjà en Angleterre au XVIIIe siècle.
(5) Dans l’Antiquité, l’île de Cythère abritait un temple dédié à Aphrodite, déesse de l’amour : ses eaux auraient vu naître la déesse. L’île, qui représente le symbole des plaisirs amoureux, est appelée l’île de la tentation.
(6) Chtonien : dans la mythologie grecque, relatif aux divinités infernales (de l’enfer ou telluriques), c’est-à-dire souterraines, par opposition aux divinités ouraniennes ou éoliennes, c’est-à-dire célestes.