Puissance populaire contre pouvoirs institutionnels : Spartacus contre Matamore

Après avoir annon­cé la « dis­pa­ri­tion du mythe ratio­na­liste du pro­grès » (notre édi­tion du 25 mars 2020), puis pres­sen­ti « l’ère des sou­lè­ve­ments popu­laires » (notre édi­tion du 5 avril 2020), Michel Maffesoli voit dans les évé­ne­ments récents l’af­fron­te­ment de Spartacus et Matamore.

Au-delà ou en deçà de la crise actuelle qui, on ne le redi­ra pas assez, est rien moins que sani­taire, mais essen­tiel­le­ment civi­li­sa­tion­nelle, com­mence à poindre chez la Caste au pou­voir une indé­niable crainte de len­de­mains qui, à coup sûr, ne chan­te­ront pas.

Bien enten­du, elle en dénonce l’aspect « popu­liste ». Il n’en reste pas moins que des appels à se sou­le­ver, des ren­dez-vous fixés pour des insur­rec­tions à venir se dif­fusent sur les réseaux sociaux. Révoltes à opé­rer dès la fin du confi­ne­ment. Le calen­drier n’est, certes, pas cer­tain et pour le dire fami­liè­re­ment, on ne peut pas « touiller dans les mar­mites de l’histoire ».

Mais ce qui est sûr c’est qu’une « ère des soulèvements » est en gestation.

C’est régu­liè­re­ment que sur­vient ce que l’on peut appe­ler le « syn­drome de Spartacus ». Cet esclave thrace qui en com­pa­gnie de quelques « Gaulois réfrac­taires » fit ce que les his­to­riens nomment, benoi­te­ment une « guerre ser­vile ». Et ce pour dési­gner une rébel­lion contre un pou­voir ayant per­du, peu à peu, l’austère pater­na­lisme des patri­ciens romains et ne consi­dé­rant la plèbe et, à for­tio­ri, les esclaves que comme des gueux exploi­tables et cor­véables à merci.

Il existe de mul­tiples exemples de ces sou­lè­ve­ments « ser­viles ». Il n’est pas néces­saire d’être grand clerc pour com­prendre qu’ils se mani­festent quand le peuple ne se recon­naît plus dans les élites au pou­voir. Dès lors le désac­cord entre la « puis­sance » popu­laire et le « pou­voir » ins­ti­tu­tion­nel devient fla­grant et l’insurrection est iné­luc­table.

La notion de peuple n’étant en rien uni­forme, les his­to­riens ana­ly­sant ces sou­lè­ve­ments font, à juste titre, res­sor­tir leurs dif­fé­rences. Mais ce qui leur est com­mun, c’est que le pou­voir ins­ti­tué, quelle que soit sa nature, n’est plus recon­nu comme « audible » et, donc, repré­sen­ta­tif du peuple. Souvenons-nous ici de la per­ti­nente ana­lyse de l’ethnologue Pierre Clastres concer­nant les Indiens Guayakis d’Amérique latine. Chaque matin, au centre de la place com­mune, le chef parle. Il dit et redit le mythe fon­da­men­tal, le rêve fon­da­teur de la tri­bu. Et c’est ce dis­cours issu de l’imaginaire col­lec­tif, qui assure l’unité de la com­mu­nau­té et per­met que chaque membre de celle-ci puisse, légi­ti­me­ment, vaquer à ses occu­pa­tions et ain­si assu­rer sa perdurance.

En extra­po­lant le pro­pos on peut dire que le sou­lè­ve­ment, l’insurrection, la rébel­lion etc. sur­viennent quand le « dis­cours offi­ciel » n’est plus res­sen­ti comme légi­time. Je dis bien res­sen­ti car il ne s’agit pas d’une concep­tion théo­rique, mais bien du sen­ti­ment dif­fus que le men­songe offi­ciel s’est géné­ra­li­sé. Et dès lors, pour tra­duire cela fami­liè­re­ment, « on ne me la fait plus ».

Gilets Jaunes arrête prendre pour cons Champs Élysées

Dès lors et pour reprendre une expres­sion forte quoiqu’actuellement non poli­ti­que­ment cor­recte, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans L’Anti-Œdipe, on n’accepte plus de « se faire encu­ler par le socius ».

En bref la « domination sodomique » ne fait plus recette.

On a pu, un temps, mas­quer celle-ci sous de grandes maximes vides de sens. Mais, à cer­tains moments, « trop, c’est trop ». Le men­songe per­ma­nent est débus­qué pour ce qu’il est, une impos­ture qu’il convient de faire cesser.

Gilles Deleuze - Félix Guattari - Anti-Œdipe Platon - La République Jean-Jacques Rousseau - Nouvelle Éloïse

On se sou­vient de la remarque bien connue de Platon dans La République : « C’est donc à ceux qui gou­vernent la cité, si vrai­ment on veut l’accorder à cer­tains, que revient la pos­si­bi­li­té de men­tir. » Le « si » est d’importance. D’autant que le phi­lo­sophe fait une dis­tinc­tion inté­res­sante entre le « men­songe par igno­rance », on ne peut pas tout savoir, et le « men­songe en paroles », que le men­teur pro­fesse consciem­ment (La République II, 282, a).

Or c’est bien la conjonc­tion de ces deux men­songes qui carac­té­rise, de nos jours, la parole publique. Et il n’y a donc pas lieu de s’étonner que celle-ci soit, avec constance et, cer­tai­ne­ment dura­ble­ment, sus­pec­tée voire mépri­sée et devienne ain­si, tota­le­ment, inaudible.

Cette parole publique est le fait de ce que Jean-Jacques Rousseau nom­mait des « empres­sés fai­néants ». Ils parlent et ne font rien. Le Rien étant leur valeur abso­lue. Chez ceux-ci « on apprend à plai­der avec art la cause du men­songe, à ébran­ler tous les pré­misses de ver­tu, à colo­rer de sophismes sub­tils ses pas­sions et ses pré­ju­gés, et à don­ner à l’erreur un cer­tain tour à la mode selon les maximes du jour. » (La Nouvelle Héloïse, seconde par­tie, lettre XIV).

Ce men­songe géné­ra­li­sé de la Caste au Pouvoir est le fruit d’un ama­teu­risme de plus en plus évident. Amateurisme se cachant der­rière une arro­gance sans nom et une suf­fi­sance de plus en plus évi­dente. Ce qui est d’autant plus amu­sant, c’est que la tech­no­struc­ture en place, sou­te­nue par des jour­na­listes aux ordres et par des experts avides de recon­nais­sance, pro­fère ce men­songe au nom d’un mora­lisme affi­ché urbi et orbi.

Il est tou­jours inté­res­sant pour bien appré­cier un phé­no­mène d’en repé­rer la « cari­ca­ture ». Celle-ci, ne l’oublions pas, a pour fonc­tion de char­ger le trait afin de bien faire res­sor­tir ce qui sans cela ne serait pas per­cep­tible. C’est le rôle que l’on peut accor­der à l’actuel loca­taire de l’Élysée. Il cris­tal­lise les diverses tares de la « théâ­tro­cra­tie » poli­tique.

Avec les qua­li­tés du bon théâ­treux qu’il fut dans sa jeu­nesse, il conti­nue à jouer des rôles et pour ce faire se pare de divers masques (per­so­na) qu’il peut chan­ger à loisir.

Ainsi outre ses dégui­se­ments divers lui allant comme un gant : avia­teur, sol­dat, infir­mier, etc., le der­nier en date est celui du res­pon­sable recon­nais­sant avec humi­li­té quelques erreurs dans la ges­tion de la crise en cours.

Cette « humi­li­té » fut sou­li­gnée par nombre de « bul­le­tins parois­siaux » se pré­nom­mant presse de réfé­rence. Et leurs jour­na­listes pas­sant, inlas­sa­ble­ment, leur brosse à reluire sur un pré­sident qui repré­sente, on ne peut mieux, l’idéologie mora­liste propre à la bienpensance.Bulletin paroissial

Tous les pon­cifs tenant le haut du pavé y étaient égre­nés, jusqu’à plus soif. Le pro­gres­sisme, le déve­lop­pe­men­ta­lisme, l’économicisme, sans oublier, bien enten­du, le répu­bli­ca­nisme. Le tout avec l’approbation de « scien­ti­fiques » (bien connus ? recon­nus ?) res­sem­blant plus à des per­son­nages de Cour qu’à d’authentiques « trouveurs ».

La vraie humi­li­té, c’est recon­naître l’humus dans l’humain. C’est-à-dire les pas­sions, les affects, les sen­ti­ments sans oublier les rêves et les mythes consti­tuant ce qu’est, en son fond, l’idéal com­mu­nau­taire bien com­pris. Une telle humi­li­té ne doit pas être sur-jouée. On ne peut pas la mimer d’une manière hypo­crite. Hypocrisie dont le bon sens popu­laire débusque, sans coup férir le char­la­ta­nisme.

Il y a dans la théâ­tra­li­sa­tion du poli­tique, déno­mi­na­teur com­mun de la Caste au pou­voir, mais qui est exa­cer­bée dans la fonc­tion suprême, un côté enfan­tin. Peut-être fau­drait-il dire infan­tile. On se sou­vient de la parole biblique : « Malheur à toi pays dont le roi est un gamin » (L’Ecclésiaste X, 16). Très pré­ci­sé­ment en ce qu’il ne sait pas domi­ner ses pul­sions (à cet égard, cf dans mon livre « Être post­mo­derne », ed du Cerf, la post­face de Hélène Strohl : « Emmanuel Macron, icône ou fake de la postmodernité ? »). Michel Maffesoli - Être postmoderne

Ainsi quand il orga­ni­sait, dans ce palais natio­nal qu’est l’Élysée, une fête de la musique sous une forme on ne peut plus déca­dente. Ou encore lors d’une visite à St Martin, cet « enfant roi » ébloui par la beau­té sculp­tu­rale d’un jeune « black » en goguette !Macron Antilles

Quand il n’est pas théâ­treux, un vrai poli­tique sait jus­te­ment domi­ner ses pul­sions ou à tout le moins les réser­ver à sa vie privée.

Au-lieu de cela l’on habille ses lubies ou caprices d’enfant, de mots cen­sé­ment savants puisque emprun­tés aux fameux « scien­ti­fiques » conseillant le pou­voir. Pour citer Shakespeare, « Words, words, words ! » Que des mots sou­li­gnant un savoir super­fi­ciel, et pas du tout véri­ta­ble­ment assimilé.

Ces mots répé­tés sem­pi­ter­nel­le­ment sont là pour per­mettre de jouer le rôle du phi­lo­sophe-pré­sident. Pseudo phi­lo­sophe. Un stage « d’assistant édi­to­rial » pour relire les épreuves d’un vrai phi­lo­sophe ne per­met pas à un qui­dam quel­conque d’utiliser le masque de l’intellectuel.

Mots vides de sens, font du chef de la Caste, le loin­tain héri­tier du pauvre Paul Deschanel dont la concep­tion de la poli­tique fut essen­tiel­le­ment ora­toire. Il conce­vait ses dis­cours comme autant d’actes, puisque le verbe était cen­sé gui­der son action. On se sou­vient com­ment se ter­mi­na un tel som­nam­bu­lisme verbal !

Enfin, der­nier dégui­se­ment, mais on peut être assu­ré qu’il y en aura d’autres, celui emprun­té à la Comedia dell’arte, le cou­ra­geux Matamore. Matamore - Cirque Trottola petit théâtre baraque

Du « que l’on vienne me cher­cher » de l’affaire Benalla au « J’assume » (les actions [?] entre­prises depuis le début de la crise sani­taire) dans un der­nier entre­tien au Financial Times, voi­là com­ment se valo­rise le chef de la guerre en cours !

Mais plu­tôt que d’affronter concrè­te­ment les vrais pro­blèmes, le Matamore, au nom du pro­gres­sisme, aidé par sa cour minis­té­rielle, fait de la diver­sion en fai­sant voter des lois soi-disant « socié­tales ». Encore un caprice d’enfant qui entend défier les lois de la nature. Oubliant en cela l’antique tra­di­tion humaine, pour laquelle les sages lois sociales ne doivent, en rien, abro­ger celles de la nature.

Voilà autant d’abstractions propres à celui qu’en Occitanie on appelle fami­liè­re­ment un bara­ti­naïre, un bara­ti­neur. Abstractions qui imman­qua­ble­ment vont confor­ter les sou­lè­ve­ments popu­laires. La confiance, c’est ‑à-dire la foi par­ta­gée (« fides ») est le seul ciment durable pour toute vie sociale. Quand la méfiance, issue d’un men­songe débus­qué l’emporte, le gron­de­ment de la révolte s’exacerbe de plus en plus, c’est en ce sens que l’ombre de Spartacus est en train de s’étendre sur toute la société !

Michel Maffesoli
Professeur Émérite à la Sorbonne
Membre de l’Institut Universitaire de France

Michel Maffesoli - 2013

[source : Atlantico]
Illustrations Nice Provence Info