L’Hebdo varois n° 23–2016

Écrivain, essayiste, jour­na­liste, mul­tiples sont les facettes du talent de Jean Sévillia. Qui ne dédaigne pas le rôle de polé­miste, le cas échéant. Un pen­seur enga­gé. Un homme qui sait por­ter le diag­nos­tic méta­po­li­tique sur les maux de la socié­té fran­çaise contem­po­raine. Et qui des­cend dans l’arène pour par­ti­ci­per au com­bat des idées. C’est exac­te­ment ce qu’il a fait lun­di 6 décembre 2016 à Toulon. Grâce à l’organisation par­faite du Cercle Saint-Exupéry, c’est une salle Méditerranée comble, soit près de 300 per­sonnes, qui a sui­vi avec atten­tion une confé­rence majeure, sur le thème du ter­ro­risme intel­lec­tuel qui nous accable.

Jean Sévillia Écrits historiques combatC’est un sujet de pré­di­lec­tion dans la gamme des centres d’intérêt de Jean Sévillia. Il y a consa­cré dès l’an 2000 un livre, judi­cieu­se­ment réédi­té en sep­tembre de cette année 2016 dans une mise en pers­pec­tive his­to­rique. Perrin publie en effet dans une même reliure, sous le titre géné­rique « Écrits de com­bat », les trois ouvrages essen­tiels de l’auteur sur une thé­ma­tique conver­gente : les ravages du poli­ti­que­ment cor­rect. Sont ain­si ras­sem­blés en un volume des textes qui se com­plètent et qui étaient parus antérieurement : 
• « Le ter­ro­risme intel­lec­tuel » en 2000, 
• « Historiquement cor­rect » en 2003 et 
• « Moralement cor­rect » en 2007.

La confé­rence tou­lon­naise était plus cen­trée sur le ter­ro­risme intel­lec­tuel. À cette occa­sion l’auteur a accor­dé à Nice Provence Info/​Var Info une inter­view dans laquelle il ne voile pas sa pen­sée et ne mâche pas ses mots (notre article du 7 décembre 2016).

La genèse de la pensée unique et obligatoire

Le pro­pos de l’orateur a d’abord consis­té à fixer une ori­gine dans le temps au ter­ro­risme intel­lec­tuel. Pour lui c’est clai­re­ment à par­tir de 1945 que se mani­feste l’hégémonie de la gauche, intel­lec­tuelle, cultu­relle et poli­tique. Cette avan­cée sans résis­tance était favo­ri­sée par le fait que tout l’air ambiant de l’époque était à ce que la droite avait quelque chose à se faire par­don­ner. La droite le res­sen­tait elle-même, comme un chape pesant sur ses épaules et la confi­nant à la dis­cré­tion, si ce n’est car­ré­ment au silence.

Il fau­dra attendre 1956, avec les pre­miers et timides effets de la désta­li­ni­sa­tion en URSS, et sur­tout le choc de l’invasion de la Hongrie par les chars sovié­tiques, sui­vi par la répres­sion ferme san­glante de la révolte, pour assis­ter à la véri­table pre­mière phase de perte d’influence du Parti com­mu­niste « fran­çais ». Encore faut-il se sou­ve­nir que si le PC a per­du poli­ti­que­ment du cré­dit, et si quelques figures notables d’intellectuels l’ont alors quit­té, les yeux de ces der­niers ne se sont pas vrai­ment décil­lés : les per­son­na­li­tés qui ont rom­pu avec l’appareil com­mu­niste à ce moment-là non seule­ment sont res­tées mar­xistes, mais encore pour beau­coup ont jus­ti­fié leur atti­tude au nom d’un mar­xisme-léni­nisme dont la pure­té était selon eux alté­rée par le mau­vais exemple des troupes sovié­tiques, ain­si que par l’alignement ser­vile des com­mu­nistes fran­çais sur le grand frère russe. Intellectuellement et phi­lo­so­phi­que­ment par­lant, ils res­taient de gauche, plus ou moins extrême selon les cas.

La césure de 1968

C’est plu­tôt le mou­ve­ment glo­bal des idées, qui cou­vait depuis le début des années 60 et qui a écla­té au cours de l’année 1968 un peu par­tout et notam­ment en France, qui va son­ner le début du glas de l’influence du Parti Communiste sur la socié­té fran­çaise. L’esprit de 68, c’est pêle-mêle le rejet géné­ral de la hié­rar­chie, de toutes les hié­rar­chies, dans la socié­té, dans l’entreprise, dans tous les corps consti­tués, dans l’Église et dans la famille elles-mêmes. Toutes les struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles sont tou­chées, y com­pris les syn­di­cats, même les plus diri­gistes comme la CGT, alors cour­roie de trans­mis­sion du PC dans le monde du travail.

Mai 68, c’est éga­le­ment au niveau phi­lo­so­phique et socié­tal le ren­ver­se­ment com­plet des valeurs de cohé­sion qui cimen­taient la socié­té depuis tou­jours, c’est le pri­mat de l’individualisme qui est prôné.

Dans ce cli­mat envi­ron­ne­men­tal, la tra­duc­tion sur un plan plus stric­te­ment poli­tique devient la révolte contre le PC, accom­pa­gnée – phé­no­mène nou­veau dans le domaine des idées – de l’émergence d’une gauche non mar­xiste. Changement majeur par rap­port à la contes­ta­tion de gauche anti-com­mu­niste des années 50.

Les années 198090 ou la confrontation de la gauche au réel

Jean Sévillia Toulon décembre 2016Nouveau bou­le­ver­se­ment poli­tique qui va sérieu­se­ment affec­ter l’hégémonie intel­lec­tuelle de la gauche en France : son arri­vée au pou­voir en 1981, sui­vie d’alternances qui la ver­ront régu­liè­re­ment aux affaires pen­dant la période. Passées les deux pre­mières années du sep­ten­nat ini­tial de François Mitterrand, la gauche doit plier devant le prin­cipe de réa­li­té. Dès 1983, les socia­listes renoncent à l’idéologie, l’exercice du pou­voir rend prag­ma­tique. Nécessité éco­no­mique fait loi sociale. L’utopie socia­liste se brise sur les réa­li­tés éco­no­miques et financières.

Sur un plan idéo­lo­gique, le ter­ro­risme intel­lec­tuel se porte, appa­rem­ment de façon para­doxale, fort bien entre 1980 et 2000. En effet, si les socia­listes sortent de la pure idéo­lo­gie, au même moment la droite renonce au patrio­tisme. Car gauche et droite ont au fond la même vision de la socié­té et de son ave­nir. Elles s’accordent sur l’idée de la fin de l’histoire, sur l’Europe comme hori­zon, en par­ti­cu­lier rame­née au vaste mar­ché qu’elle repré­sente, sur l’avenir sans fron­tières d’une pla­nète mon­dia­li­sée et ouverte. La droite ne pro­teste pas, par­fois en rajoute, sur le consen­sus d’un Homme qui est désor­mais consi­dé­ré comme pos­sé­dant des droits avant d’avoir à obser­ver des devoirs. Rupture onto­lo­gique com­plète, ren­ver­se­ment total de la concep­tion du rap­port entre l’Homme et la socié­té. C’est l’époque où gauche et droite com­mu­nient dans la reli­gion des Droits de l’Homme, de l’antiracisme. Donc du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, qui consti­tue lui aus­si une inver­sion des règles de l’insertion, ce n’est plus au nou­vel arri­vant d’intégrer les codes de l’hôte, c’est à l’accueillant de s’adapter aux cou­tumes de l’immigrant. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme menant logi­que­ment à l’immigrationisme, concept par­ta­gé par la droite et la gauche, seul l’ingrédient quan­ti­ta­tif ou les détails juri­diques servent de ligne fac­tice d’opposition entre les deux camps. Sans par­ler de l’antifascisme, fan­tasme d’autant plus néces­saire que le fas­cisme ne cor­res­pond à aucune réa­li­té et sur­tout à aucune menace en France. Le pré­ten­du anti­fas­cisme sert d’exutoire, d’excuse et d’exorcisme aux bien-pen­sants de gauche comme de droite.

Cette sorte de cor­pus idéo­lo­gique, cha­pe­let de pré­sup­po­sés assé­nés mais jamais démon­trés, a enva­hi pen­dant la période 1980–2000 les logi­ciels de toute la classe poli­tique, de droite comme de gauche. Sur un plan méta­po­li­tique, ce fut une sorte d’âge d’or du ter­ro­risme intel­lec­tuel. Celui-ci s’est exer­cé d’autant plus faci­le­ment que la police de la pen­sée n’avait guère à inter­ve­nir, tant la nov­langue et les pré­ceptes étaient bien appro­priés par les res­pon­sables poli­tiques, cultu­rels et média­tiques. Pour ache­ver la décé­ré­bra­tion des popu­la­tions et la cou­per de toute envie d’entrevoir le réel, on lui a impo­sé comme dogme le refus du pas­sé, par la réécri­ture de l’Histoire.

Les années 2000 ont annoncé une nouvelle rupture, le terrorisme intellectuel se fissure

Cependant la réa­li­té va reve­nir au-devant de la scène à l’aube des années 2000. La nou­velle décen­nie débute aux États-unis d’Amérique par un 11 sep­tembre 2001 trau­ma­ti­sant pour les uto­pistes du vivre ensemble. Ce qui d’ailleurs n’aura pas ser­vi de leçon de choses à leurs homo­logues fran­çais, les­quels atten­dront jan­vier et novembre 2015, ain­si que juillet 2016, pour com­men­cer à ouvrir les yeux. Au-delà du tour de pres­ti­di­gi­ta­tion ayant consis­té à mino­rer l’affaire Mehra en acte iso­lé d’un déran­gé psy­chique sans moti­va­tion reli­gieuse ni poli­tique. Bien au contraire il fal­lait, pour res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment la doxa domi­nante et le pas d’amalgame obli­ga­toire, plu­tôt stig­ma­ti­ser… l’extrême-droite !

Les années 2000 ont conti­nué de faire subir des chocs sérieux au tota­li­ta­risme intel­lec­tuel et poli­tique. C’est bien sûr le 21 avril 2002, avec la qua­li­fi­ca­tion au second tour de l’élection pré­si­den­tielle de Jean-Marie Le Pen. Déjà une faillite pré­mo­ni­toire des son­dages et les limites du matra­quage média­tique. D’une cer­taine manière un avant-goût du Brexit et de l’élection de Trump qua­torze ans plus tard.

En 2005 et ensuite, ce sont des années noires pour la pen­sée domi­nante. Explosion des ban­lieues, lien évident entre immi­gra­tion et vio­lence, puis le Non au refe­ren­dum expri­mant un refus de l’Europe tech­no­cra­tique supra-natio­nale, exten­sion de la contes­ta­tion de la mon­dia­li­sa­tion au-delà des cercles où elle était res­tée confi­née auparavant.

La décen­nie sui­vante, celle que nous sommes en train de vivre, ne fait qu’accentuer le déclin de la pen­sée tota­li­taire domi­nante. Pour simple exemple, on pen­se­ra à l’apparition de ce que les garde-chiourmes du poli­ti­que­ment cor­rect appellent les « néo-réacs ». En réa­li­té tout sauf un mou­ve­ment concer­té. Juste l’expression conco­mi­tante de réflexions indi­vi­duelles, venant d’ailleurs en majo­ri­té de gens de gauche !

Les obser­va­teurs de la vie intel­lec­tuelle en France se par­tagent par­fois, au vu de ces évo­lu­tions récentes, sur le fait de savoir si le mou­ve­ment géné­ral des idées dans notre pays est dex­tro­gyre ou sinis­tro­gyre sur le long terme. Quoi qu’il en soit, pour Jean Sévillia, le cri­tère essen­tiel revient à sai­sir que notre pays demeure pro­fon­dé­ment mar­qué, hélas, par la révo­lu­tion fran­çaise. Nous res­tons depuis lors, pour lui, un pays qui croit que pour avan­cer il faut rompre. Que la rup­ture s’impose face à la conti­nui­té. D’où notre inap­ti­tude à la réforme. C’est clai­re­ment un pre­mier han­di­cap dans la lutte contre le ter­ro­risme intellectuel.

Un deuxième obs­tacle dans ce com­bat réside dans le fait éta­bli que l’enseignement en France est domi­né par la gauche : de la salle des profs du plus petit col­lège de pro­vince aux comi­tés qui imposent depuis Paris les pro­grammes, des syn­di­cats d’enseignants aux manuels sco­laires, la gauche règne sans vrai par­tage sur l’un de ses prin­ci­paux bastions.

Une troi­sième dif­fi­cul­té pour conti­nuer à faire recu­ler la pen­sée unique tota­li­taire vient de ce que le monde média­tique se classe aujourd’hui en France à 95 % à gauche. Or ce sont les médias qui servent de caisse de réson­nance per­ma­nente à la doxa dominante.

Jean Sévillia, un gramsciste de nos temps : de droite et intelligent

Alors, au final faut-il être opti­miste ? Vaut-il la peine d’être actif ? Nous sommes en ce moment à la croi­sée des che­mins, nous dit Jean Sévillia. D’un côté la vraie socié­té, le pays réel, ceux qui font tour­ner la France et qui souffrent. De l’autre un Système qui se défend, mal­gré les fis­sures béantes de son idéo­lo­gie qui se fra­casse chaque jour un peu plus contre le mur des réalités.

Le confé­ren­cier conclut sur une note inci­tant cha­cun à l’action per­ti­nente, là où il se trouve, avec les moyens dont il dis­pose, dans la lutte contre le ter­ro­risme intel­lec­tuel : il rap­pelle que dans l’Histoire tous les grands chan­ge­ments poli­tiques ont été pré­cé­dés par une révo­lu­tion dans les idées. A l’heure actuelle, le Système se défend certes, mais il est fon­da­men­ta­le­ment artificiel.

François LEBOURG, Toulon, 10 décembre 2016