Epstein est le symbole même de l’immunité de nos élites

Cet article paru le 10 juillet 2019 sur le site amé­ri­cain The Nation tra­duit bien la prise de conscience poli­tique déclen­chée au sein des masses popu­laires aux États-Unis par l’af­faire Epstein [source].
Cette ana­lyse pour­rait très bien s’ap­pli­quer en France lorsque l’on sait la pro­tec­tion juri­dique et média­tique dont béné­fi­cient les per­vers sexuels et les mul­tiples tra­fics qu’a pu déve­lop­per Epstein avec la France pen­dant plus de dix ans, avec la pro­tec­tion bien­veillante de nos auto­ri­tés. Changez quelques noms et vous y êtes.
Notre illus­tra­tion ci-des­sus : cap­ture d’é­cran de la 70e page du car­net noir de Jeffrey Epstein, sub­ti­li­sé il y a plu­sieurs années par le secré­taiure du mil­liar­daire et for­cé­ment connu des auto­ri­tés françaises.

L’arrestation d’un homme ne suf­fit pas. Nous devons com­battre le Système qui per­met­tait à un riche pédo­phile d’échapper à une véri­table jus­tice.
Par Jeet Heer

L’ampleur des crimes que Jeffrey Epstein a com­mis donne le tour­nis. Pourtant Epstein, arrê­té dimanche [7 juillet 2019] à New York pour tra­fic de mineurs à des fins sexuelles, n’é­tait pas un mar­gi­nal iso­lé et rebelle qui a trans­gres­sé des normes sociales com­mu­né­ment par­ta­gées. Epstein était, toute sa vie durant, l’ami des riches et des puissants

Epstein est emblématique d’un problème beaucoup plus vaste : un système d’impunité des élites qui s’étend même aux pires crimes.

Selon le Miami Herald, en 2005, lorsque la police de Palm Beach, en Floride, avait com­men­cé à inter­ro­ger Michelle Licata, une ado­les­cente qui avait décla­ré avoir été agres­sée sexuel­le­ment par l’homme d’affaires mil­liar­daire, celle-ci dut alors la dési­gner sous le pseu­do­nyme « Jane Doe » afin de pro­té­ger l’identité de la jeune fille mineure. Puis le même jour­nal a conti­nué la série avec : « Jane Doe n° 3, Jane Doe n° 4, Jane Does 5, 6, 7, 8 sui­vraient, et au fil des ans, Jane Does 102 et 103. » Derrière l’a­no­ny­mat pro­tec­teur de l’ap­pel­la­tion Jane Doe, cha­cune de ces filles avait un vrai nom, une famille et une his­toire. Dans la tota­li­té de leurs témoi­gnages, les filles ont pré­sen­té des faits remar­qua­ble­ment cohé­rents sur la manière dont elles étaient atti­rées dans le manoir d’Epstein, alors qu’elles étaient mineures, avec la pro­messe de gagner faci­le­ment de l’argent pour un « mas­sage ». Après le mas­sage, beau­coup de ces filles ont affir­mé avoir été agres­sées sexuellement.

En dépit de ces récits sou­vent hor­ribles, le pro­cu­reur fédé­ral Alexander Acosta, qui exerce actuel­le­ment les fonc­tions de secré­taire du Travail dans l’ad­mi­nis­tra­tion Trump, a accor­dé à Epstein un sta­tut pri­vi­lé­gié en 2008 : en ver­tu de l’ac­cord de non-pour­suite conclu entre Acosta et les avo­cats che­vron­nés d’Epstein (une équipe com­pre­nant Alan Dershowitz et Ken Starr), l’en­quête du FBI sur Epstein était effec­ti­ve­ment close et Epstein condam­né à une peine de 13 mois d’emprisonnement à Palm Beach, pri­son du com­té, où il a séjour­né dans une aile pri­vée. Durant cette peine de pri­son, il a reçu l’au­to­ri­sa­tion de se rendre à son bureau jus­qu’à 12 heures par jour. Peu de délin­quants sexuels condam­nés béné­fi­cient d’une telle déten­tion. Pire encore : le dépar­te­ment du shé­rif de Palm Beach a des règles inter­di­sant d’ac­cor­der aux délin­quants sexuels les pri­vi­lèges accor­dés à Epstein.

Après avoir pur­gé sa peine, Epstein a conti­nué de béné­fi­cier de la sol­li­ci­tude du Système de jus­tice pénale. En 2011, dans l’État de New York, le pro­cu­reur de dis­trict Cy Vance a ten­té de faire rétro­gra­der Epstein de délin­quant sexuel de niveau 3 (risque le plus éle­vé) à un niveau 1. Suite à cette déci­sion de la juge de la Cour suprême de l’État de New York, Ruth Pickholz, actuelle juge Cour suprême de l’État de New York décla­ra : « Je dois vous dire que je suis un peu dépas­sée par le fait que je n’ai jamais vu un bureau de pro­cu­reur faire quoi que ce soit de ce genre. J’ai fait tel­le­ment [d’au­diences d’en­re­gis­tre­ment des délin­quants sexuels] beau­coup moins trou­blantes que celle-ci où le [pro­cu­reur] n’au­rait jamais envi­sa­gé une telle lar­gesse ».

Acosta est un répu­bli­cain, Vance un démo­crate. Le scan­dale Epstein est une affaire bipar­tite impli­quant les deux par­tis poli­tiques. Comme beau­coup de riches, Epstein cher­cha des amis poli­tiques, répu­bli­cains et démo­crates à la fois. Bill Clinton a uti­li­sé l’a­vion pri­vé d’Epstein — Lolita Express — au moins à quatre reprises, alors que les repor­tages pré­cé­dents de Gawker et de Fox News sug­gèrent que ce nombre pour­rait être beau­coup plus éle­vé. Bill Clinton ajoute qu’il igno­rait tout des crimes d’Epstein. De son côté Donald Trump a décla­ré au maga­zine New York en 2002 : « Je connais Jeff depuis quinze ans », « Un gars for­mi­dable. Sa com­pa­gnie est très plai­sante. On dit même qu’il aime autant que moi les belles femmes, [mais Trump pré­cise tou­te­fois, NDLR] et beau­coup d’entre elles sont plus jeunes ! »

Le fait que des per­son­na­li­tés du duo­pole amé­ri­cain se trouvent mêlées à l’af­faire Epstein ne signi­fie pas que le scan­dale n’a aucune impor­tance poli­tique. Bien au contraire.

Cela montre que la corruption ploutocratique infecte tout le Système

En tant que rédac­teur en chef du maga­zine Times, Anand Giridharadas note : « Tout ce qui a ren­du la vie d’Epstein pos­sible est res­té en place après son arres­ta­tion : les para­dis fis­caux des Caraïbes, les magouilles immo­bi­lières, la cor­rup­tion des poli­ti­ciens, les ONG béné­fi­ciaires qui souillent lueur répu­ta­tion, les rédac­teurs en chef qui couvrent les amis de leur classe. Epstein n’est pas une tumeur auto­nome. Il est une biop­sie de tout un sys­tème. »
La force de ce Système est visible alors que les six séna­teurs démo­crates qui ont voté en faveur de la nomi­na­tion d’Acosta en tant que secré­taire du tra­vail conti­nuent de res­ter fidèles à leur homme, mal­gré l’arrestation d’Epstein et les repor­tages acca­blants du Miami Herald. En effet, le séna­teur Bob Menendez, du New Jersey, a affir­mé qu’il ne savait même pas que le fait qu’Acosta ait conclu un accord de d’a­mé­na­ge­ment de peine avec Epstein sou­le­vait un pro­blème, bien que l’af­faire ait été évo­quée lors des audiences de confir­ma­tion. Menendez a décla­ré à Politico qu’il « n’a­vait aucune idée à ce sujet ».

Menendez et les autres démo­crates qui sou­tiennent Acosta se disent « tolé­rants ». Cependant, devons-nous vrai­ment croire qu’il existe une cir­cons­crip­tion avec des élec­teurs qui sou­haitent ardem­ment gar­der un secré­taire du tra­vail qui ne se sou­cie guère d’un riche pré­da­teur sexuel ? Comme sou­vent, ce qu’on appelle la tolé­rance envers la dépra­va­tion sexuelle n’est en réa­li­té qu’un masque pour la plou­to­cra­tie et la pro­tec­tion de l’é­lite.

L’affaire Epstein dépasse les lignes politiques et ouvre la possibilité d’une véritable prise de conscience populaire

Il est facile d’imaginer un can­di­dat sans liens étroits avec Epstein – peut-être Elizabeth Warren, peut-être Bernie Sanders – dénon­çant le délin­quant sexuel comme un exemple type du tru­cage du Système dans lequel les riches ne sont pas sou­mis à la loi. Un tel pari reste cepen­dant impro­bable car cela impli­que­rait de se battre avec ces démo­crates qui fai­saient par­tie du cercle d’a­mis d’Epstein. Cela revien­drait à s’en prendre à Bill Clinton pour ses rela­tions plus que mal­saines et à Cy Vance pour avoir l’ha­bi­tude d’é­vi­ter de pour­suivre les riches (une lar­gesse que Vance a éga­le­ment éten­due à Harvey Weinstein et à la famille Trump ). Et cela signi­fie­rait fus­ti­ger les séna­teurs démo­crates qui conti­nuent à four­nir une cou­ver­ture à Acosta. Ce type de com­bat interne ferait de nom­breux enne­mis au sein du par­ti démo­crate. Mais pour que toute révo­lu­tion popu­laire réus­sisse, elle doit lut­ter contre les sup­pôts de la plou­to­cra­tie, quelle que soit leur appar­te­nance partisane.

L’affaire Epstein offre une opportunité en or pour tout candidat qui souhaite affronter le fond du problème.

Par Jeet Heer
Jeet Heer est cor­res­pon­dant aux affaires natio­nales chez The Nation et auteur de In Love with Art : Francoise Mouly’s Adventures in Comics avec Art Spiegelman (2013) et Sweet Lechery : Reviews, Essays and Profiles (2014)