Le dirlo
Un lecteur, lui aussi ancien enseignant et « dirlo », nous envoie ce commentaire à la suite de notre article d’hier relatif au mal-être des directeurs et directrices d’école :
L’école est bien malade, monsieur Lemaître. Directeur d’école également, je me permets de compléter votre article par ces remarques.
1 – La plage horaire de fonctionnement de l’école aujourd’hui :
L’école, c’est en gros : 08:30/11:30 – 13:30/16:30, soit 6 heures par jour.
Petit à petit, afin de permettre aux parents de vivre leur vie, cette plage horaire s’est étendue par des services le plus souvent municipaux :
- Garderie du matin (pompeusement appelée accueil du matin): 07:30/08:30
- Cantine (pompeusement restaurant scolaire) 11:30/13:30
- Étude du soir (pour faire les devoirs soit-disant interdits) 16:30/18:30
L’école est donc ouverte non-stop 11 heures par jour, pour seulement 6 heures de classe.
Et ce n’est pas tout, bien des écoles servent de centre de loisirs, les mercredis et vacances scolaires, de 07:30 à 18:30. Celles-ci sont donc ouvertes toute l’année, soit 55 heures par semaine, 52 semaines par an.
La plupart des enfants utilisent ces services, voire tous ces services. L’école n’est plus le sanctuaire de l’apprentissage mais est devenue la « garde chiourme » de toute la tranche d’âge 3 ans/11 ans. Quand il y a un problème, quel qu’il soit, c’est au dirlo que les parents s’adressent, alors que ce dernier n’est même plus en charge que de la moitié du temps passé à l’école. C’est à lui de régler tout et de servir de tampon, voire punching-ball entre tous ces intervenants. Pour les parents, l’école c’est à partir du moment où ils ouvrent la portière de l’auto pour larguer leurs mômes le matin… Et ils entendent bien les récupérer, 10 heures après, intelligents, propres, sage, devoirs faits et prêts à mettre au lit.
Souvent, aux parents venus déplorer « l’échec scolaire » de ce qu’ils ont de plus cher, je réponds :
« Votre gamin en a ras le bol de l’école, une overdose ».
Garderie, classe, cantine, classe, étude, centre aéré, retour à la case départ.
À chaque fois, des règles de vie différentes, des animateurs différents. Le mercredi, on pousse les bureaux pour déployer la table de ping-pong. En récré, ici on ne joue pas au ballon dans le hall, là à la garderie, on a le droit, etc.
Les enfants sont complètement paumés. Ils ne cessent toute la journée de changer de contexte et d’autorité dans les mêmes lieux !
Je leur dis alors : que diriez vous, si vous deviez passer vos vacances au bureau, y passer 50 heures par semaine, 50 semaines par an ?
Parents, occupez-vous de vos enfants et si votre choix est de l’abandonner à toutes les collectivités, ne venez pas vous plaindre, en tout cas, pas au dirlo !
2 – L’apprentissage passe par le temps long
La vie de l’enfant est devenu un empilage de temps courts, réduit au mieux à quelques minutes, voire quelques secondes.
Dans une seule journée d’école, d’écrans, de nourrice, il va faire de la peinture sur soie, apprendre le pluriel des adjectifs, jouer à la balle au prisonnier, apprendre à traverser la rue, étudier le trajet de la Loire, jouer sur son smartphone, enfiler des perles, chanter la Marseillaise, finir son collier de nouilles, apprendre sa comptine, le tout décoré de dizaines de pubs en zappant les programmes. Bref, des centaines de messages sans logique, sans construction, sans cohérence.
L’école, c’est l’horreur pour lui, surtout s’il est intelligent. Mais il n’en sait rien, l’écolier ne se mettra jamais en grève, lui.
3 – La catastrophe Internet
Alors qu’il y a moins de vingt ans, toute note de service passait par courrier dans les dizaines de milliers d’écoles, ce qui supposait d’imprimer de milliers de documents, avec mise sous enveloppe, etc. De fait ces notes de service étaient rares. Le directeur avait la paix !
Aujourd’hui, n’importe quel service para-scolaire peut, d’un clic, envoyer à toutes les écoles de France, donc à tous les dirlos, n’importe quelle injonction à ceci ou cela.
Il m’aura été demandé de recenser dans le quartier les immeubles en construction, de vérifier les niveaux du bus, de compter ceux qui portent des lunettes, j’en passe et des meilleures.
Tous ceux qui gravitent autour de l’école y vont de leurs petits soucis et laissent leur trace sur le bureau du directeur, pour justifier leur « boulot » et tromper leur ennui : parents d’élèves, mairie, inspection académique, associations, sécurité routière, SDIS, ministres…
Le dirlo, c’est celui
• qui va remettre du « PQ » parce qu’il n’y a plus de personnel municipal dans l’école,
• qui reçoit son collègue qui vient « gueuler » parce qu’il n’a toujours pas reçu sa commande de crayons de couleur,
• qui va fermer le portail pour vigie-pirate et va le rouvrir dix fois par jour alors qu’il fait la classe, pour le facteur, le livreur, l’intervenant, etc.
• qui a couru toute la journée et rentre chez lui le soir en se demandant bien après quoi il a dû se démener.
À la question : « Qu’est ce que t’as fait aujourd’hui ? », j’ai toujours eu un grand moment de solitude : « rien ».
Paul, directeur d’école.