Sommes-nous en train de devenir des poissons rouges ?
Selon une enquête de comScore, réalisée en 2017 aux États Unis, un américain de plus de 18 ans passe en moyenne 2 heures 51 par jour sur son téléphone mobile. D’après Bruno Patino, dans son dernier ouvrage La civilisation du poisson rouge (Grasset), c’est 5 heures que nous passerions quotidiennement rivés à l’écran de nos smartphones. Avec une fréquence d’activation de l’appareil de 30 fois par heure. Et ces chiffres, dit-il, sont en perpétuelle croissance à raison de 20% par an environ.
Depuis qu’il a été inventé, cet instrument de la « modernité » a pris possession nos vies au point que, désormais, elles en dépendent dès le plus jeune âge. J’ai dernièrement eu l’occasion de constater à quel point. C’était dans une de ces innombrables échoppes spécialisées qui fleurissent un peu partout dans nos villes ; une jeune mère de famille qui venait de confier son smartphone pour un un remplacement de batterie donna le numéro du téléphone de son fils pour être jointe une fois l’opération effectuée. Le gamin avait environ cinq ans ! D’ailleurs, dans cette même boutique, on trouve des mini-smartphones, pas plus gros qu’une gomme d’écolier, qui fonctionnent vraiment. À qui sont-ils destinés ?
Mais qui peut s’étonner de ces dérives ?
Tout est mis en œuvre par les géants du numérique pour nous rendre accro. Lors des colloques organisés par Google pour porter la bonne parole aux médias européens, l’ambassadeur du géant de l’internet étaye ses démonstrations en expliquant que la plateforme a réussi à calculer le temps d’attention du poisson rouge dans son bocal : celui-ci n’excède pas 8 secondes ! Pourquoi ce calcul ? L’homme explique que Google est allé plus loin en évaluant le temps d’attention des « Millennials », ceux qui sont nés avec un écran connecté au bout des doigts, que l’on voit partout et en toute circonstance le nez plongé dans leur smartphone. Résultat ? Neuf secondes ! Une de plus seulement que le poisson rouge ! Au-delà de ce laps de temps, leur cerveau décroche, déclare l’orateur. Il leur faut un nouveau stimulus, un nouveau signal, une nouvelle alerte… Le défi de Google est donc de prolonger la captation de leur attention. Grâce aux données personnelles, le géant du numérique s’y emploie en nous donnant notre dose avant que le manque ne se fasse sentir. L’objectif non dissimulé est de provoquer une servitude numérique volontaire via l’addiction.
Mais Google n’est pas le seul à nourrir ce projet
Toutes les grandes plateformes se sont engagées dans ce nouveau capitalisme numérique en cherchant à « augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur » explique Bruno Patino dans son livre. Créer l’addiction pour satisfaire leur appétit économique, voilà leur principale préoccupation. Les ravages sont déjà tangibles : selon la fondation Kaiser Family, un jeune Américain consacre en moyenne 5 heures 30 par jour aux divertissements (jeux, vidéos, réseaux sociaux) pour un total de 8 heures devant les écrans connectés (télé, consoles, ordinateurs, tablettes, smartphones…).
Un tiers de sa vie !
La société numérique que ces géants ont créée « rassemble un peuple de drogués hypnotisée pas les écrans », déplore Bruno Patino qui ajoute « Nous sommes sous emprise. Et l’emprise étend peu à peu son royaume installant çà et là des fragilités mentales jusqu’alors inconnues » :
• le besoin permanent d’étaler son existence,
• l’angoisse de ne pas être au bon endroit au bon moment,
• de ne pas avoir de « likes »,
• la « schizophrénie de profils » (ne plus savoir auquel de ses profils on correspond vraiment),
• la peur d’être négligé voire oublié par ses pairs (consultation frénétique du smartphone),
• l’assombrissement (état pré-dépressif de ceux qui pistent, en vain, des profils numériques), etc.
Hélas, cette addiction recherchée frappe déjà tous les jeunes
Certains, dans un réflexe de survie cherchent à s’y soustraire comme la jeune Casey, 14 ans, dont l’histoire fut contée par le Huffington Post américain : « Je me réveille le matin et, tout de suite, je vais sur Facebook » explique la jeune fille qui poursuit : « juste parce que… Enfin, ce n’est pas que je veuille le faire… Je dois juste le faire. C’est comme si on me forçait à le faire. Je ne sais pas pourquoi. J’en ai besoin. » L’adolescente avait aliéné sa vie à Facebook, « la bête formée par ses 1 110 “amis” plus les 580 sur Instagram, afin d’attirer le plus de “likes” possible, anxieuse à l’idée d’en obtenir moins de 100 et dévastée au constat d’en avoir engendré moins que ses amies » racontait l’article. Mais, si les jeunes sont les cibles privilégiées, combien d’adultes se sont aussi laissé prendre au piège ? Selon l’Ifop, 70 % reconnaissent être dépendants de leurs écrans. Le diable est partout.
Ce vertige que procure la séparation d’avec les objets connectés n’est pas le fruit du hasard. C’est un « produit de laboratoire » dont l’exploitation a fait la fortune des casinos. L’effet est délibérément recherché. C’est celui de la « récompense aléatoire ». Dans les casinos, le procédé est très abouti : les machines à sous sont reliées entre elles et à un ordinateur qui, là où se concentrent le plus grand nombre de joueurs, déclenche des mini jackpots, lesquels génèrent aussitôt des réactions compulsives. Ces mécanismes de la récompense aléatoire pour capter l’attention des utilisateurs sont, de manière analogue, exploités par les grandes plateformes numériques. Elles effectuent pour cela des observations comportementales en collectant des milliards de données individuelles. Avec les jeunes, elles vont même plus loin en exploitant leur incapacité à effectuer un choix raisonné indépendant de la tentation immédiate. Tinder, par exemple, élabore ses algorithmes sur cette immaturité comportementale des adolescents. L’objectif affiché est d’accroître le temps passé « afin que l’utilisateur abandonne le contrôle de ce temps » explique Bruno Patino. Il appelle cela « créer de l’incomplétude » c’est-à-dire pousser le sujet à ne ressentir de la satisfaction qu’en allant au bout de ce qu’on lui propose en oubliant son libre arbitre. Il s’agit de le faire basculer de l’habitude à l’addiction.
Les grandes plateformes numériques dépensent beaucoup d’argent dans cette quête de l’attention. Au cœur de la Silicon Valley, la Stanford University possède des locaux qui hébergent, depuis trente ans déjà, le Pesuasive Technologie Lab (traduction : laboratoire des technologies de la persuasion!) où travaillent des ingénieurs et des étudiants sous la houlette du docteur en informatique B.J. Fogg. Ce mormon de 60 ans au parcours brillant, qui a soutenu sa thèse de doctorat sur le thème des « Ordinateurs charismatiques », est devenu le gourou des « licornes » de la Valley. Il définit lui-même ses objectifs ainsi : « Essayer de trouver comment les ordinateurs peuvent changer ce que les gens pensent et ce que les gens font » et nomme sa science la « captologie » ou l’art de capter l’attention de l’utilisateur qu’il le veuille ou non. L’intelligence artificielle se trouve, bien entendu, au centre de ses travaux. Son Pesuasive Technologie Lab s’y consacre exclusivement et c’est ce qui fait sa réputation auprès des géants de l’internet dont la fortune dépend du temps que nous restons connectés.
Ainsi, la captation des données est devenue le minerai essentiel du capitalisme de l’attention qui a orienté – voire détourné – l’intelligence artificielle pour atteindre deux objectifs : le ciblage publicitaire et la croissance de l’utilisation des services. L’internet s’est ainsi transformé en un système exigeant en permanence des réponses à des stimuli superficiels pour nourrir les pulsions. Le « newsfeed » (fil d’actualité) de Facebook en est l’exemple paroxystique : le contenu affiché dès la connexion est conçu par un algorithme qui prend en compte les données captées de l’utilisateur et les rétributions de ceux qui veulent favoriser leurs messages (publicitaires, professionnels, journalistiques, politiques ou humoristiques). Pour ces monstres de l’internet, la course effrénée à la collecte des données s’effectue sans souci des conséquences ni du bien commun. « Nous sommes devenus des mines à ciel ouvert que forent les outils numériques à chaque fois que nous les utilisons. La surveillance de nos vies est l’extension “naturelle” de la publicité ciblée » se lamente Bruno Patino.
Alors, est-il trop tard ? Sommes-nous condamnés à n’être que des poissons rouges à la merci des géants du numérique ?
Le comportement de nos ados amputés de leur enfance par les écrans et l’explosion du nombre de consultations médicales tendraient à le démontrer. De même que cette étude du Journal of Social and Clinical Psychology qui évalue à 30 minutes le temps maximum d’exposition aux réseaux sociaux et autres services de la Toile sans menace pour la santé mentale. Or, nous sommes, depuis longtemps, très largement au-delà. Nos enfants les premiers. Toutefois, Bruno Patino se veut rassurant. Peut-être parce que lui-même accro aux réseaux et services numériques s’effraie-t-il de l’ampleur atteinte par le phénomène ? Pour ma part, je ne partage pas cet optimisme déculpabilisateur. Surtout quand on sait que Google a introduit une dimension métaphysique à ce pouvoir numérique en développant des recherches sur le transhumanisme confiées à Ray Kurzweil, gourou spiritualiste autrefois membre de l’Église de l’Unité universaliste, génie déjanté qui annonce pour 2045 une nouvelle civilisation où les super-ordinateurs prendront le pouvoir organisationnel. Il appelle ce moment la « singularité ».
D’ici là, il est conseillé de faire dans la « singularité » en refusant ce monde de poissons rouges que l’on nous concocte. Apprenons donc à nos enfants à dire non à l’addiction, non à la surveillance de leur cerveau, non aux troubles de la personnalité qui les guettent. Apprenons-leur, au contraire, à reprendre le contrôle de leur vie.
Tout simplement le contrôle de leur liberté !
Charles André
Tout à fait d’accord (bien que j’aie pris le temps de lire l’article !)