Alors qu’Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de crime contre l’humanité, Jean Sévillia explique pourquoi une telle déclaration est un non-sens historique. L’historien estime que l’on ne peut pas jeter ainsi « l’opprobre sur les Européens d’Algérie, les harkis, et leurs descendants ».


FIGAROVOX. – Lors de son dépla­ce­ment en Algérie, Emmanuel Macron a accor­dé un entre­tien à la chaîne Echorouk News où il qua­li­fie la colo­ni­sa­tion d’«acte de bar­ba­rie » et de « crime contre l’humanité ». Ces qua­li­fi­ca­tions morale et juri­dique ont-elles un sens historiquement ?

Jean SÉVILLIA. – Sur le plan juri­dique, la pre­mière défi­ni­tion du crime contre l’humanité a été don­née en 1945 par l’article 6 de la Charte de Londres qui ins­ti­tuait le Tribunal mili­taire inter­na­tio­nal, ins­tance qui allait juger les chefs nazis à Nuremberg. Étaient visés « l’assassinat, l’extermination, la réduc­tion en escla­vage, la dépor­ta­tion, et tout autre acte inhu­main ins­pi­rés par des motifs poli­tiques, phi­lo­so­phiques, raciaux ou reli­gieux et orga­ni­sés en exé­cu­tion d’un plan concer­té à l’encontre d’un groupe de popu­la­tion civile ». D’autres textes affi­ne­ront la défi­ni­tion, comme le sta­tut de Rome créant la Cour pénale inter­na­tio­nale, en 1998, sans en chan­ger l’esprit. Or la colo­ni­sa­tion est le fait de peu­pler un pays de colons, de le trans­for­mer en colo­nie, voire, nous dit le dic­tion­naire le Robert, de pro­cé­der à son « exploi­ta­tion » afin de le « mettre en valeur ».

Historiquement par­lant, à l’évidence, la colo­ni­sa­tion sup­pose un rap­port de domi­na­tion du colo­ni­sa­teur envers le colo­ni­sé, variable en inten­si­té et en durée selon les lieux où elle s’est dérou­lée, mais elle n’a pas pour but d’exterminer les colo­ni­sés, ce qui, sans par­ler de l’aspect moral, n’aurait même pas été de l’intérêt maté­riel du colo­ni­sa­teur. Parfois, dans les périodes d’installation du colo­ni­sa­teur, et cela a été le cas, en Algérie, la colo­ni­sa­tion est pas­sée par une guerre de conquête, avec son lot de vio­lences inhé­rentes à toute guerre. Les tra­vaux d’historiens comme Jacques Frémeaux ou le regret­té Daniel Lefeuvre nous ont cepen­dant appris à contex­tua­li­ser les méthodes d’alors de l’armée fran­çaise, une armée qui sor­tait des guerres révo­lu­tion­naires et napo­léo­niennes, et ont mon­tré qu’Abd el-Kader n’était pas non plus un enfant de chœur quand il com­bat­tait les Français. Mais cent trente années de pré­sence fran­çaise en Algérie ne se résument ni à la guerre de conquête des années 1840 ni à la guerre d’indépendance des années 1950. Il y a un immense entre-deux qui a duré un siècle, avec ses échecs, ses pages grises, mais aus­si ses réus­sites, ses motifs de fierté.

Qualifier la colo­ni­sa­tion d’acte de bar­ba­rie ou de crime contre l’humanité est un non-sens his­to­rique, un juge­ment som­maire, mani­chéen, qui passe sous silence la part posi­tive de l’Algérie fran­çaise, celle qui a conduit des Algériens musul­mans à croire à la France et à s’engager pour elle. L’histoire a pour but de faire la véri­té et non de jeter de l’huile sur le feu, mais, s’agissant de « bar­ba­rie », on pour­rait rap­pe­ler que, dans les évé­ne­ments tra­giques de la fin de l’Algérie fran­çaise, des Européens d’Algérie ou des musul­mans fidèles à la France ont été vic­times d’actes aujourd’hui consti­tu­tifs du crime contre l’humanité. Si on veut vrai­ment faire de l’histoire, il faut tout mettre à plat.

Dans cet entre­tien, Emmanuel Macron est reve­nu sur ses pro­pos parus dans Le Point en novembre 2016 qui ont été « sor­tis de leur contexte », notam­ment quand il évo­quait les « élé­ments de civi­li­sa­tion » appor­tés par la colo­ni­sa­tion fran­çaise. Comment com­pre­nez-vous cette expres­sion d’«éléments de civilisation » ?

Je sup­pose qu’Emmanuel Macron fai­sait alors allu­sion, par exemple, à l’œuvre d’enseignement menée par la France en Algérie, certes avec retard, un retard dû à l’impéritie de la IIIe puis de la IVe République. En 1960, 38% des gar­çons musul­mans et 23% des filles fré­quen­taient l’école, pour­cen­tage qui était supé­rieur à Alger où 75% des gar­çons musul­mans et 50% des filles étaient sco­la­ri­sés, Européens et Arabes étant mêlés sur les bancs des écoles au moment où, dans maints États amé­ri­cains, la ségré­ga­tion sévis­sait encore entre Blancs et Noirs. Peut-être l’ancien ministre fai­sait-il encore allu­sion à la méde­cine colo­niale. L’École de méde­cine d’Alger a été fon­dée moins de trente ans après la conquête. En 1860, le taux de mor­ta­li­té infan­tile pou­vait atteindre les 30 % dans la popu­la­tion algé­rienne. En 1954, il sera des­cen­du à 13 %, pour­cen­tage certes trop éle­vé, mais qui témoi­gnait quand même d’un pro­grès. C’est à Constantine, en 1860, qu’Alphonse Laveran a iden­ti­fié l’agent du palu­disme, ce qui lui vau­dra le prix Nobel de méde­cine en 1907. À l’école ou à l’hôpital, où était le crime contre l’humanité dans l’Algérie française ?

Ajoutant que l’on ne construit rien sur « la culture de la culpa­bi­li­sa­tion », l’ancien ministre de l’Économie pré­cise aujourd’hui : « La France a ins­tal­lé les droits de l’Homme en Algérie, mais elle a oublié de les lire ». Ne peut-il pas ain­si récon­ci­lier l’opposition entre les par­ti­sans de l’excuse et les cri­tiques de la repentance ?

Il est cer­tain que défendre un mini­mum l’œuvre fran­çaise en Algérie tout en flat­tant un maxi­mum les contemp­teurs de la colo­ni­sa­tion fran­çaise est un exer­cice qui demande de la sou­plesse. Mais je laisse les com­men­ta­teurs de l’actualité ana­ly­ser les balan­ce­ments contraires d’Emmanuel Macron, spé­cia­liste du rien-disant des­ti­né à conten­ter tout le monde afin d’attirer un maxi­mum de voix. Je rap­pel­le­rai seule­ment que l’histoire élec­to­rale fran­çaise, depuis un siècle et demi, a vu régu­liè­re­ment sur­gir du pay­sage poli­tique des per­son­nages de ce type et jouer les hommes pro­vi­den­tiels dont de braves citoyens atten­daient tout. La socié­té du spec­tacle y ajoute une dimen­sion où il faut avoir la gueule de l’emploi : être jeune et beau. Ce sont des phé­no­mènes sans enra­ci­ne­ment dans la socié­té, et par-là éphémères.

Comment expli­quez-vous que la « colo­ni­sa­tion » sus­cite encore aujourd’hui un tel débat dans l’opinion publique ? Est-ce le signe de la crise iden­ti­taire que tra­verse le pays ?

L’opinion me paraît plu­tôt indif­fé­rente à la ques­tion : déjà, dans les années 1950–1960, elle était de plus en plus hos­tile à l’Algérie fran­çaise qui exi­geait des sacri­fices que plus per­sonne n’avait envie de sup­por­ter. Mais en France, l’esprit de repen­tance per­met à cer­tains réseaux d’attiser la détes­ta­tion de notre pas­sé, phé­no­mène de haine de soi qui conduit à dis­so­cier la nation. Et en Algérie, la dénon­cia­tion de la colo­ni­sa­tion fran­çaise cela fait par­tie des fon­da­men­taux du pou­voir actuel qui s’est construit sur toute une mytho­lo­gie autour de la guerre d’indépendance. Le drame nous revient en rico­chet par les jeunes Français d’origine magh­ré­bine qui ont été éle­vés avec l’idée que la France aurait com­mis des crimes à l’égard de leurs aïeux. Comment pour­raient-ils aimer la France dans ces condi­tions, com­ment pour­raient-ils se recon­naître dans notre pas­sé ? C’est un che­min dif­fi­cile mais il n’y en a pas d’autre : il faut faire toute la véri­té sur la rela­tion fran­co-algé­rienne à tra­vers la durée et à tra­vers la mul­ti­pli­ci­té de ses facettes. On pour­ra regar­der en face l’histoire de la pré­sence fran­çaise en Algérie dans sa tota­li­té le jour où l’opprobre ne sera plus jeté par prin­cipe sur les Européens d’Algérie et les har­kis, et leurs descendants.

Propos de Jean Sévillia
recueillis par Alexis Feertchak
16/​02/​2017

Source : · FIGARO VOX
15/​02/​2017

Correspondance Polémia – 19/​02/​2017

Image : Emmanuel Macron