Architecture contemporaine : le triomphe de la vanité

La prin­ci­pale, si ce n’est la seule, jus­ti­fi­ca­tion de la pré­sence de l’Homme sur Terre se retrouve dans le rap­port char­nel et spi­ri­tuel qu’un peuple for­mé entre­tient avec la terre qu’il a choi­sie ou qui l’a choi­si, dans des rap­ports de res­pect mutuel. Et un peuple n’est for­mé que lorsque cet acte émi­nem­ment sym­bo­lique – le mythe des ori­gines – a été trans­for­mé en acte rituel. On sait com­ment nos ancêtres les Gaulois déter­mi­naient la fon­da­tion d’une ville en fai­sant des­cendre le ciel sur la terre. Ils déli­mi­taient les enceintes de la ville en réper­cu­tant sur le sol élu la confi­gu­ra­tion stel­laire au moment où ce choix, et donc ce rituel, s’accomplissait. La péren­ni­té du mythe d’origine, de cette fon­da­tion bien maté­rielle, est assu­rée par les gar­diens du temple, les ves­tales qui main­tiennent le feu sacré.

Le rite est la répé­ti­tion du mythe ; tant que ce rite est main­te­nu, l’équilibre du monde, celui que le peuple a déli­mi­té aus­si loin qu’il porte le regard autour de lui, est assu­ré. Et tant que l’esprit de la mai­son ou de la ville – les dieux lares – que l’homme antique a bâtie est conser­vé.
En ces temps de Kali-Yuga où les valeurs sont tota­le­ment inver­sées, les prêtres et les sages ont lais­sé la place aux bri­gands. Ce sont ces der­niers qui règnent sur le monde sous une appa­rence poli­cée de ban­quiers arro­gants et jamais repus.
Sans doute la plus criante des mani­fes­ta­tions de cette fin de cycle est celle qui nous agresse chaque jour, visi­ble­ment, certes, mais bien plus, invi­si­ble­ment (selon la théo­rie de l’iceberg, dont on ne voit que le dixième de la masse) quand on décor­tique le pro­ces­sus à la fois his­to­rique et idéo­lo­gique qui a engen­dré cette hor­reur : l’architecture contemporaine.

Spengler, villes mon­diales et villes de culture : « Aujourd’hui, comme au temps de l’hellénisme au seuil duquel se fonde une grande ville arti­fi­cielle, donc étran­gère à la cam­pagne – Alexandrie – ces villes de culture, Florence, Nuremberg, Salamanque, Bruges, Prague… sont deve­nues villes de pro­vince et opposent à l’esprit des villes mon­diales une résis­tance inté­rieure déses­pé­rée. » C’est ce que disait Oswald Spengler il y a cent ans.
C’est en France au Moyen-Âge, avec le châ­teau ou l’église, les pre­miers élé­ments patri­mo­niaux, les pre­mières œuvres d’art, que les monu­ments qui vont deve­nir « his­to­riques » vont consti­tuer la marque de la ville de culture, pur pro­duit du génie de la main, chef‑d’œuvre des com­pa­gnons, et de l’esprit, sanc­tuaire du savoir. Des villes, géné­ra­le­ment à for­mat humain, c’est-à-dire où, en moins d’une heure à pied, on a pu dénom­brer une bonne dizaine de mer­veilles archi­tec­tu­rales et, quel­que­fois, effec­tuer la tra­ver­sée de cette ville ancienne de part en part. Cette ville ancienne était conte­nue autre­fois « intra­mu­ros », à l’intérieur des rem­parts qui la déli­mi­taient et la pro­té­geaient et qui ont mal­heu­reu­se­ment presque tous dis­pa­rus (quelques villes, comme Carcassonne ou Avignon en France, ont pu les pré­ser­ver, mer­ci, M. Viollet-le-Duc).

Carcassonne

La cité de Carcassonne

La plu­part des villes de culture, même cer­taines qui sont deve­nues villes mon­diales, ont su conser­ver un centre his­to­rique que des mil­lions de tou­ristes du monde entier viennent admi­rer, retrou­ver la gran­deur des temps pas­sés… et y dépen­ser leurs devises, signi­fiant que le pas­sé a un ave­nir, même son­nant et tré­bu­chant(1).
Nous aurions espé­ré que, par ce biais – se battre avec les armes de l’ennemi, l’argent – ces villes au pas­sé pres­ti­gieux pour­raient s’imposer et per­du­rer face au rou­leau com­pres­seur des méga­poles, les­quelles sont bâties sur du sable, sans pas­sé – ou dont elles ont sys­té­ma­ti­que­ment effa­cé toute trace – et donc sans ave­nir. Après tout, l’industrie du tou­risme bien pen­sée est moins pol­luante que bien d’autres et aide à conser­ver le patri­moine.
A vrai dire, ces villes de culture dont Spengler consta­tait qu’elles oppo­saient aux méga­poles une « résis­tance déses­pé­rée » résistent de moins en moins.
Je vais prendre trois exemples emblé­ma­tiques de ces villes moyennes, villes de culture euro­péennes au riche pas­sé, que la gan­grène moder­niste com­mence à défi­gu­rer : Bruges, Aix-en-Provence, Saint-Malo.
Bruges

Spengler cite Bruges (ci-des­sus), l’une des plus belles villes du monde. Une ville réser­vée aux pié­tons qui sont sou­vent des tou­ristes amou­reux de ses belles pierres, de la séré­ni­té qui s’en dégage, de sa dou­ceur de vivre. Ici, le seul bruit pro­vient des notes cris­tal­lines des carillons des bef­frois.
Première place finan­cière d’Europe au XVe siècle, on l’a appe­lée « la belle endor­mie », tout comme Aix, ou Bordeaux, ou Reims… sans doute parce que les villes qui conser­vaient leur patri­moine en quelque sorte « par défaut », comme on dit en infor­ma­tique, en ne suc­com­bant pas aux sirènes du « pro­grès », fort à la mode en ces temps bénis où il n’avait pas encore démon­tré sa noci­vi­té, étaient consi­dé­rées au début du siècle der­nier comme des villes n’aspirant qu’à mou­rir. Ce qui est le lot de tout ce qui vit, y com­pris les villes mais, selon l’adage plein d’espoir : le plus tard pos­sible !
Pour une ville, mou­rir, ce n’est pas comme un être humain, mou­rir, pour une ville, c’est perdre son âme en per­dant son corps.
Si Bruges est belle, c’est parce qu’elle est har­mo­nieuse, parce qu’elle a réus­si à sau­ve­gar­der la par­faite uni­té de son domaine archi­tec­tu­ral, parce qu’elle a réus­si à résis­ter au chaos qui carac­té­rise l’architecture contem­po­raine ; rec­ti­fions : qu’elle avait réus­si jusqu’à ce qu’on y construise une salle de concert qui res­semble à un immense block­haus de brique, sur la même place que l’Office de tou­risme : le ver est dans le fruit.

Bruges

Salle des concerts de Bruges

Bruges est à peu près de la même taille qu’Aix-en-Provence. 120 000 habi­tants pour Bruges, 140 000 habi­tants pour Aix-en-Provence, à peu de chose près aus­si, la même super­fi­cie du centre his­to­rique : 186 km² pour Aix contre 138 pour Bruges.

Bruges fut la capi­tale éco­no­mique de la Flandre, Aix-en-Provence la capi­tale admi­nis­tra­tive de la Provence au Moyen-âge. La ville pro­ven­çale res­semble par maints aspects à Bruges ; ville élé­gante et aris­to­cra­tique, peu­plée de beaux hôtels par­ti­cu­liers du XVIIIe siècle et de ravis­santes fon­taines, elle est un centre judi­ciaire impor­tant depuis des siècles et un pôle uni­ver­si­taire renom­mé qui attire des dizaines de mil­liers d’étudiants chaque année qui assurent une ambiance jeune et dyna­mique très appré­ciée des visi­teurs.
Le drame d’Aix-en-Provence, c’est d’être située à trente kilo­mètres de Marseille, méga­pole qui ras­semble la tota­li­té des incon­vé­nients d’une grande ville cos­mo­po­lite (pau­vre­té, mau­vaise qua­li­té de vie, stress, insé­cu­ri­té, sale­té, lai­deur archi­tec­tu­rale avec ses tours et la mul­ti­tude de ses ensembles urbains d’après-guerre…) Quelques beaux quar­tiers pré­ser­vés autour du Vieux Port, de la Corniche ou du Prado, rési­dus de son faste ancien, résistent avec leurs habi­tants tant bien que mal à cette dégradation.

Aix-en-Provence

Centre cho­ré­gra­phique natio­nal d’Aix-en-Provence – Par Vallis-Clausa

Tout ceci serait un moindre mal si Marseille, forte de sa popu­la­tion impor­tée, n’avait eu l’ambition d’absorber, avec l’aide de l’État, cultu­rel­le­ment et éco­no­mi­que­ment Aix-en-Provence et le Pays d’Aix dans son aire de métropolisation.

La muni­ci­pa­li­té actuelle d’Aix tente d’empêcher ce pha­go­cy­tage en deman­dant la mise sous tutelle de Marseille, endet­tée, et en pro­je­tant de créer sa propre métropole.

C’est le moment ou jamais de faire preuve de créa­ti­vi­té et d’intelligence, de sor­tir des ornières du règne de la quan­ti­té qui sub­merge toute entre­prise de nos jours et de se déga­ger de la tutelle des « experts » et des « pré­vi­sion­nistes » qui ne voient jamais rien venir et qui se trompent en per­ma­nence. Sans craindre le pire – la maire d’Aix n’a‑t-elle pas affir­mé « vou­loir construire la ville de demain à taille humaine dans le res­pect de son iden­ti­té et de son pas­sé(2) » – il convien­drait de res­ter vigi­lants car, si l’on en croit les pre­mières moda­li­tés dévoi­lées de ce pro­jet(3), il semble qu’il emprunte la droite ligne de ce qui s’est déjà fait à quelques dizaines de mètres du centre his­to­rique : de part et d’autre d’une espla­nade dénu­dée se dressent, comme à la parade, les œuvres dis­pa­rates et extra­va­gantes que nous ont concoc­tées quelques archi­tectes inter­na­tio­naux sou­cieux avant tout de lais­ser un peu par­tout dans le monde une trace de leur « génie » : Rudy Ricciotti avec le Pavillon noir, cube de béton et de verre dédié à la danse, le Grand Théâtre de Provence de Vittorio Gregotti, qui reste dans le désor­mais « clas­sique » style block­haus, le Grand Conservatoire de Musique du Japonais Kengo Kuma qui dit s’être ins­pi­ré pour construire le bâti­ment du tra­di­tion­nel pliage de papier japo­nais, l’origami (mais pour­quoi ne pas l’avoir créé au Japon où il aurait été plus à sa place ?).

Nous allons retrou­ver notre Japonais Kengo Kuma à Saint-Malo ; ce sera le seul lien com­mun entre la Provence et la Bretagne.

Saint-Malo ne res­semble en rien aux deux villes pré­cé­dentes et, comme si sa pré­sence ici venait en contra­dic­tion de ce que nous vou­lons expri­mer, Saint-Malo n’a aucun pas­sé archi­tec­tu­ral encore visible, excep­té ses rem­parts. Non, cette fois, il n’y a plus grand-chose à sau­ve­gar­der d’ancien, tout sim­ple­ment parce que la ville a été presqu’entièrement sup­pri­mée, écra­sée sous les bombes anglo-amé­ri­caines (et nos pudiques his­to­riens oublient de dire : et les habi­tants avec(4) comme beau­coup de villes du lit­to­ral atlan­tique et comme beau­coup de villes en France.

Contrairement à ses voi­sines comme Lorient, Brest, Le Havre ou Royan où l’on a opté pour la faci­li­té, c’est-à-dire pour l’architecture à la mode après-guerre, celle qui avait pour dieu le béton, celle qui a créé tous ces sinistres ensembles pro­duc­teurs de ten­sions et qui ont défi­gu­ré la plu­part de nos villes, Saint-Malo a été soi­gneu­se­ment recons­truite à l’identique, ou presque, au sein des anciens rem­parts mira­cu­leu­se­ment conser­vés. La cité des cor­saires fut rele­vée avec des vrais maté­riaux locaux, notam­ment un gra­nit bien épais et ras­su­rant récu­pé­ré dans les décombres, chaque pierre soi­gneu­se­ment net­toyée et numé­ro­tée ; Les rues furent élar­gies et les immeubles purent dis­po­ser du confort « moderne », eau et gaz à tous les étages !

Saint-Malo, de la cité cor­saire à la ville moderne et progressiste :

Ce choix ne fut pas celui arti­fi­ciel d’un aréo­page sou­mis aux dik­tats de la mode et de la démo­cra­tie à usage per­son­nel mais celui de citoyens regrou­pés en asso­cia­tion pour faire valoir leur atta­che­ment à une ville et à ses pierres dont cha­cune repré­sen­tait l’âme des cent-qua­rante-quatre Malouins enter­rés sous les gra­vats. Et cette asso­cia­tion confia ce tra­vail à des archi­tectes res­pec­tueux du site qui ne pen­sèrent pas à lais­ser leur nom par une pro­vo­ca­tion égo­cen­trique. Les construc­teurs de cathé­drales – qui sont des bâti­ments autre­ment plus inté­res­sants et durables que les plai­san­te­ries éphé­mères contem­po­raines – étaient modes­te­ment ano­nymes.
Mais voi­là que la muni­ci­pa­li­té s’avise de créer un Musée d’histoire mari­time qui, comme tous les musées nou­vel­le­ment créés doivent res­sem­bler à tout, sauf à des musées. Non, non, ce n’est pas une bou­tade : ces nou­veaux musées sont des bâti­ments qu’on dit futu­ristes mais qui sont sur­tout des caprices de « créa­teurs » choi­sis par concours par des édiles sou­cieux de leur réélec­tion et des spé­cia­listes (des « experts ») qui ont, de fac­to puisqu’ils sont spé­cia­listes, une culture géné­rale limi­tée pour la plupart.

Pourquoi les musées, ces bâti­ments cen­sés accueillir les arte­facts d’un pas­sé néces­saire à com­prendre le pré­sent, sont-ils tou­jours la repré­sen­ta­tion idoine de ce qu’on pré­sup­pose, dans un délire de science-fic­tion de BD, être des élé­ments du futur ? Parce que, dans ce domaine tou­chant à l’Histoire et à la mémoire, là plus qu’ailleurs, il convient d’orienter les esprits.

L’idée n’est pas bien nou­velle, elle peut se résu­mer dans ce vers de l’Internationale : Du pas­sé, fai­sons table rase, qui sup­pose une dic­ta­ture du Progrès qui n’est lui-même qu’une illu­sion.
Ce qui fait que notre archi­tecte japo­nais, mais néan­moins mon­dia­liste, a conçu le pro­jet tita­nique de ce musée qui res­semble à l’empilement de trois han­gars déca­lés d’une hau­teur de 35 mètres pour sept étages qui sur­plom­be­ra la ville de Saint-Malo, « Un bel­vé­dère cou­vert au der­nier étage du futur musée offri­ra une pers­pec­tive sur toute la ville de Saint-Malo », selon Ouest-France. Mais le contraire est vrai aus­si. À savoir qu’à Saint-Malo, on ne ver­ra plus que ce bâti­ment. « C’est le seul endroit de la ville où je ne la vois pas », disait Maupassant quand il man­geait au res­tau­rant de la tour Eiffel.

L’Ordre Mondial

Spengler avait bien mon­tré le pro­ces­sus de déclin de l’Occident qui entraîne dans sa chute tout ce qui vit sur la pla­nète puisque l’Occident y a ins­til­lé len­te­ment et par­tout ses valeurs et sur­tout ses poi­sons(6).
Depuis la Révolution fran­çaise et l’avènement de Darwin comme nou­veau pro­phète, l’Occident est tota­le­ment impré­gné de l’idée que le pro­grès est un concept incon­tour­nable, que le monde est en constante évo­lu­tion avec l’idée d’une avan­cée linéaire sans fin et des len­de­mains qui chantent tou­jours et de plus en plus fort et de plus en plus mal à mesure qu’on croit s’approcher du para­dis mais qui, iné­luc­ta­ble­ment, comme tout ce qui vit, nous amène vers la mort, vers une fin, quelle qu’elle soit.

Le temps est à l’image du monde : toute vie sur Terre, quel que soit son règne : végé­tal, ani­mal, humain, et même miné­ral, pro­cède d’un mou­ve­ment cyclique et y est sou­mis. Tout meurt et tout revit.

On ne peut pas com­prendre, de nos jours, que pas­sé, pré­sent et futur coha­bitent dans un même mael­ström et sont inter­dé­pen­dants, que le pas­sé n’est pas un but mais un phare, qu’il n’est pas pous­sié­reux mais consti­tue une source pure d’où pro­cède la vie, source constam­ment renou­ve­lée lorsqu’on y revient et donc tou­jours jeune.
Cette construc­tion spi­ri­tuelle est bien trop dif­fi­cile à conce­voir pour nos contem­po­rains ; un cycle se dégrade de spi­ri­tua­li­té en maté­ria­li­té ; comme nous sommes à la fin d’un cycle, nous sommes donc en pleine maté­ria­li­té – essen­tiel­le­ment repré­sen­tée par le culte de l’argent – et tous les com­por­te­ments humains sont condi­tion­nés par cette dégra­da­tion, y com­pris le choix de notre architecture.

Ce qu’on appe­lait encore Occident il y a un siècle est donc deve­nu l’Ordre Mondial. L’Ordre Mondial est diri­gé par quelques socié­tés plus tel­le­ment secrètes dont font par­tie la plu­part de nos gou­ver­nants ; leur des­sein est de s’approprier le monde maté­riel en ayant soin de détruire les fon­de­ments des socié­tés tra­di­tion­nelles et leur enra­ci­ne­ment ; il ne prend plus beau­coup de pré­cau­tions pour cacher ses objec­tifs ; sa nui­sance s’exerce dans tous les domaines :
• comme le rôle de la mode actuelle est de déstruc­tu­rer les corps,
• celui de la phi­lo­so­phie de déstruc­tu­rer les esprits,
• celui de l’art ou de la musique, de rompre les liens avec le sacré,
• celui de l’agroalimentaire consiste à habi­tuer les esto­macs à man­ger des hor­reurs (des insectes, par exemple) et, sur­tout, à faire dis­pa­raître le pay­san­nat,
• et celui qui nous occupe ici, l’architecture contem­po­raine, dont le but est clai­re­ment de déstruc­tu­rer le bel ordon­nan­ce­ment de nos villes et de faire en sorte que les peuples ne puissent plus se réfé­rer à leur sol.

Comment en est-on arrivé là ?

Il nous faut ici remon­ter avant même ce que cer­tains sites inter­net qui se consacrent à une Histoire paral­lèle du monde appellent la « Fraternité du Serpent », l’ancêtre sup­po­sée des Illuminati qui aurait mani­fes­té les pre­mières nocui­tés de ce cou­rant à l’époque sumé­rienne 3 300 ans avant notre ère, un mil­lé­naire après le com­men­ce­ment de notre Kali-Yuga.

Nous allons par­ler plu­tôt de cer­tains per­son­nages mytho­lo­giques, des Titans, dont Prométhée est le plus illustre exemple, puisqu’il créa l’Homme qui, ori­gi­nel­le­ment, était presque sem­blable aux dieux mais qui, par une faute de Prométhée – la connais­sance du feu qu’il don­na aux hommes – per­dit ses pou­voirs ori­gi­nels ; Prométhée est l’archétype même du Titan, celui qui veut se mesu­rer aux dieux – c’est l’hubris, la vani­té, qui le mène – et qui uti­lise la ruse pour arri­ver à ses fins. On sait ce qui advint de lui quand Zeus déci­da de le punir de son arro­gance et de ses tri­che­ries. On com­prend mieux qu’il repré­sente à la fois l’humanisme, l’Homme qui se veut supé­rieur aux autres règnes, le sur­hu­ma­nisme, supé­rieur à lui-même, et qui va abou­tir au trans­hu­ma­nisme, l’Homme qui croit qu’il est l’égal des dieux, ou de Dieu. Cette vani­té s’exprime par ce qu’on appelle de nos jours le tita­nisme, des œuvres gran­dioses, notam­ment en matière d’architecture, qui vont se mani­fes­ter par la construc­tion de tours – des « gratte-ciel » – tou­jours plus hautes, qui veulent arri­ver « jusqu’au ciel », donc jusqu’aux dieux et par les moyens uti­li­sés pour les construire et les faire pro­li­fé­rer, la ruse ou l’escroquerie éri­gée en mode de rela­tion. Nous sommes donc entrés dans une nou­velle ère pro­mé­théenne, Prométhée, l’archétype des ori­gines qui res­sur­git, à la fin du cycle, comme un bateau qui, avant de cou­ler, montre sa proue une der­nière fois comme un pied-de-nez, ou comme le ser­pent, l’ouroboros, qui se mord cycli­que­ment la queue(7).

Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, fut l’un de ces archi­tectes-urba­nistes inven­teurs de l’architecture contem­po­raine. Ce Français d’origine suisse, don­né en exemple dans toutes les écoles d’architecture du monde, avait conçu un pro­jet, le plan Voisin, visant à construire des tours à Paris en détrui­sant l’ensemble des bâti­ments anté­rieurs, sauf les églises (l’ironie du sort veut que ce sont d’abord les églises qui sont détruites aujourd’hui…). Ce pro­jet n’était pas un coup de folie pas­sa­ger puisque Le Corbusier a réci­di­vé lors d’un sémi­naire d’architectes et d’urbanistes en pré­sen­tant en 1933 la Charte d’Athènes qui devait sys­té­ma­ti­ser le plan Voisin à l’ensemble de la pla­nète. Cette Charte fut appli­quée après la guerre pour recons­truire les villes détruites par les bom­bar­de­ments anglo-amé­ri­cains en France, un plan idéo­lo­gique et tota­li­taire auquel a fort heu­reu­se­ment échap­pé Saint-Malo. Ce pro­ces­sus mor­bide n’a pu être mis en place qu’avec la com­pli­ci­té de cer­tains édiles, atteints de cette même hubris, sou­vent de méga­lo­ma­nie et plus sûre­ment atten­tifs à lais­ser leur nom sur une plaque de rue.

Marquer son passage en marquant son territoire

On sait com­ment les ani­maux marquent leur ter­ri­toire ; mais com­ment faire en sorte que son pas­sage sur Terre reste dans l’Histoire, sur­tout si l’on a été un médiocre chef d’État ? L’œuvre de l’Homme dépasse l’homme au moins parce qu’elle lui sur­vit plus long­temps. C’est à cet espoir que se sont rac­cro­chés les pré­si­dents de la Ve République fran­çaise dont la vani­té n’a réus­si qu’à enlai­dir la capi­tale. C’est sûr qu’ils n’allaient pas construire dans le Cantal ; pour autant, leurs traces ne dure­ront pas le temps des pyra­mides, ni même celui des cathé­drales, ni même celui des humbles mai­sons paysannes.

Pompidou a donc lais­sé son nom au Centre Beaubourg, Mitterrand aux tours de la Bibliothèque natio­nale, Chirac a sui­vi avec le Musée des Arts pre­miers.

Les maires des grandes villes fran­çaises, puis des villes moyennes, puis des petites villes et même des vil­lages, entraî­nés par d’aussi illustres exemples, n’ont pas tar­dé à les imi­ter. C’est ain­si que la France s’est « parée » de toutes sortes de construc­tions lou­foques jusque dans ses der­niers recoins.


C’est que, pour leur défense, ces édiles pensent faire le bien de leurs conci­toyens : tou­jours plus haut, plus grand, plus « moderne » (dans les années 60, des pan­neaux fleu­ris­saient à l’entrée des vil­lages : son châ­teau, ses com­merces, sa pis­cine « olym­pique »…)
Mais pour­quoi s’imaginent-ils que, lorsqu’on choi­sit une ville moyenne pour y habi­ter, on n’a qu’une seule envie, c’est de voir cette ville gran­dir, s’étaler avec ses hideuses zones indus­trielles et com­mer­ciales, ses pan­neaux publi­ci­taires, ses PLU à l’infini, ron­geant chaque jour les terres agri­coles… ?
La quan­ti­té plu­tôt que la qua­li­té de vie ? Faut-il vivre dans une grande ville pour être heu­reux ? Si on choi­sit pour vivre une ville moyenne ou petite, c’est pour sa qua­li­té de vie, ce n’est pas pour qu’elle devienne une grande ville.
Les élus des villes cultu­relles veulent à la fois faire avan­cer leur ville vers le « pro­grès » et accroître la manne des retom­bées tou­ris­tiques qui attirent dans leurs cités des mil­lions de tou­ristes qui ne viennent que pour une chose : la spé­ci­fi­ci­té archi­tec­tu­rale de la ville ancienne. Ces visi­teurs ne viennent pas pour admi­rer la nou­velle tour du célèbre archi­tecte Machin ou la nou­velle média­thèque en forme de bateau échoué. Ça, ils l’ont dans toutes les autres villes du monde qui ne peuvent s’enorgueillir de leur pas­sé, de Dubaï à New-York en pas­sant par Shangaï.
Jean Giono disait fort jus­te­ment : « À quoi bon aller là-bas si rien n’est dif­fé­rent d’ici ? »

Une architecture hors-sol

Marseille - Cité radieuse

La cité dite « radieuse » de Le Corbusier à Marseille

Autrefois res­pec­tées, les recom­man­da­tions des archi­tectes des Bâtiments de France sont de plus en plus sou­vent contour­nées avec l’approbation des auto­ri­tés locales. Pourtant, leur charte est basée sur le bon sens.
« L’architecture est une expres­sion de la culture. La créa­tion archi­tec­tu­rale, la qua­li­té des construc­tions, leur inser­tion har­mo­nieuse dans le milieu envi­ron­nant, le res­pect des pay­sages natu­rels ou urbains ain­si que du patri­moine sont d’intérêt public. Les auto­ri­tés habi­li­tées à déli­vrer le per­mis de construire ain­si que les auto­ri­sa­tions de lotir s’assurent, au cours de l’instruction des demandes, du res­pect de cet inté­rêt(8). »
Dans sa belle confé­rence(9) enre­gis­trée à l’Université popu­laire de Caen, David Orbach, archi­tecte contem­po­réa­niste, mais repen­ti, comme il se pré­sente lui-même, nous donne quelques clefs sup­plé­men­taires de com­pré­hen­sion du phé­no­mène qu’il a pêchées de son expé­rience et au contact de ses condis­ciples et de leurs œuvres.C’est encore une fois Le Corbusier qui a don­né l’exemple en prô­nant une archi­tec­ture hors-sol, comme les tomates que l’agroalimentaire nous donne main­te­nant à man­ger, ana­lo­gie qui n’est évi­dem­ment pas le fait du hasard. Partant du prin­cipe que la nature est sale et qu’il convient d’envisager un monde lisse dépour­vu de toute aspé­ri­té, l’architecture contem­po­raine doit donc se déga­ger du sol ; les mai­sons seront construites sur pilo­tis comme sa vil­la Savoye ain­si que les uni­tés d’habitation comme La Cité radieuse. C’est dans ce même esprit anti­na­tu­rel que Le Corbusier avait pré­co­ni­sé d’installer les crèches au som­met des immeubles pour évi­ter aux enfants la pro­mis­cui­té avec le sol comme ce fut le cas pour la « Maison du fada » comme les Marseillais sur­nom­maient la Cité radieuse (illus­tra­tion ci-dessus).

L’architecture contem­po­raine doit appli­quer deux règles prin­ci­pales :
• Refus de l’antériorité : le pas­sé et le savoir qui est inclus dans ce pas­sé.
• Refus de l’intériorité : une mai­son doit être de pré­fé­rence ins­tal­lée dans un désert, espace ouvert et libre plu­tôt que dans une forêt ; elle ne doit pas reflé­ter un « repli sur soi », les occu­pants de la mai­son doivent avoir une vue sur l’extérieur tout comme leur vie doit être vue de l’extérieur, elle doit être « nue », d’où la sys­té­ma­ti­sa­tion de la mise en place des grandes baies vitrées et le refus de toute déco­ra­tion, ne serait-ce qu’une bor­dure.
Les maté­riaux tra­di­tion­nels fai­sant réfé­rence au sol, à la culture, au pas­sé et à la nature seront ban­nis.
On pré­fé­re­ra donc l’emploi du béton, du verre et de l’acier.

La solution : renouer avec les rites

Les rites, dont nous avons dit qu’ils étaient la répé­ti­tion du mythe d’origine, sont aus­si une res­pi­ra­tion régu­lière de ce tout ce qui est vivant ; une mai­son, un vil­lage ou une ville sont vivants.
Comprenons-nous bien : puisque la tech­nique existe, il n’est pas ques­tion de s’en pri­ver ; au contraire, comme ce qui a été fait à Saint-Malo et comme ce qui se fait avec d’anciennes mai­sons res­tau­rées, il convient de res­pec­ter le pas­sé tout en béné­fi­ciant des acquis du pré­sent.
Le pro­blème se pose moins pour des mai­sons indi­vi­duelles éloi­gnées d’un envi­ron­ne­ment his­to­rique.
Les réa­li­sa­tions de mai­sons indi­vi­duelles dites d’architectes (sic) implan­tées hors ville et qui s’intègrent quel­que­fois par­fai­te­ment au pay­sage envi­ron­nant ne manquent pas et, dis­po­sant de toutes les inno­va­tions tech­niques, sont agréables à vivre et per­mettent à la créa­ti­vi­té des archi­tectes de s’exprimer sans détruire une anté­rio­ri­té inexis­tante.
De même, Il est bien évident que ces villes anciennes doivent elles aus­si s’adapter sur le plan de la fonc­tion­na­li­té ; encore faut-il que les muni­ci­pa­li­tés envi­sagent cet ave­nir en tenant compte des spé­ci­fi­ci­tés du pas­sé qui ont façon­né ces villes : cha­cune pos­sède une âme qu’il convient de ne pas détruire en optant pour la faci­li­té du choix indi­vi­duel d’un archi­tecte inter­na­tio­nal puis d’un autre, et de pro­mou­voir un chaos visuel au lieu d’imaginer un pro­ces­sus glo­bal qui ne vient pas en rup­ture avec les strates archi­tec­tu­rales qui se sont hum­ble­ment insé­rées et ont coha­bi­té har­mo­nieu­se­ment tout au long des siècles.
Dans cette optique, les édiles devraient consul­ter d’autres per­sonnes que des tech­no­crates ; ils doivent ras­sem­bler autour d’eux ceux qui ont quelque légi­ti­mi­té à don­ner un avis : his­to­riens, tech­ni­ciens du bâti­ment, écri­vains, citoyens éclai­rés amou­reux de leur ville… et aus­si les archi­tectes res­pec­tueux de leur tra­vail et du contexte dans lequel il doit s’exercer, qui ne sont pas là pour impo­ser les pro­duc­tions de leur égo­cen­trisme. Il fau­drait pour cela que les édiles aient le sens du bien com­mun et com­prennent que le futur ne peut sur­gir que du pas­sé, de tous ceux qui sont morts au cours des géné­ra­tions pour que leur ville reste belle. L’équilibre de la beau­té est pré­caire, n’importe quelle chi­que­naude peut le détruire à jamais.
Ces quelques rares archi­tectes qui sauvent l’honneur de la pro­fes­sion sont évi­dem­ment déni­grés par la majo­ri­té de leurs confrères sou­mis aux impé­ra­tifs du mar­ché et de la mode ; ces der­niers croient pour­tant déte­nir la véri­té et faire par­tie d’un cou­rant nova­teur qui s’insère dans une sorte de sens de l’Histoire illu­soire et idéo­lo­gique. Ces archi­tectes confor­mistes ont inven­té l’arme abso­lue à l’encontre des rebelles à l’uniformisation : celui qui entend res­pec­ter le pas­sé et les citoyens (qui ont aus­si leur mot à dire) et qui s’efforce d’insérer har­mo­nieu­se­ment son tra­vail dans le bâti exis­tant est taxé de « pas­ti­cheur ».
Sur toute la pla­nète et de tous temps, se sont construites et ont sub­sis­té des mai­sons et des villes dont les carac­té­ris­tiques : forme, cou­leurs, maté­riaux… avaient un lien avec la nature du sol, le cli­mat de la région, le carac­tère de ses habi­tants et la culture esthé­tique du lieu qui s’est len­te­ment et labo­rieu­se­ment for­mée, hommes et ter­roirs se façon­nant mutuel­le­ment ; c’est cette diver­si­té issue du sol qui se mani­feste par­fois d’un vil­lage à l’autre qui fait la richesse de la vie et qui est garante de sa péren­ni­té. Peut-être qu’un jour – lorsque les hommes auront retrou­vé leur esprit – se débar­ras­se­ra-t-on de ces ver­rues pour magni­fier le monde, comme on se débar­rasse de ces dis­gra­cieuses excrois­sances sur notre peau.

Pierre-Émile Blairon
01/​01/​2018

(1) Le sec­teur éco­no­mique tou­ris­tique consti­tue la pre­mière source de reve­nus en France (en y com­pre­nant les acti­vi­tés annexes comme l’artisanat d’art et tous les com­merces liés au tou­risme), loin devant les acti­vi­tés issues de la révo­lu­tion indus­trielle du XIXesiècle ; mais on conti­nue, au nom d’un « roman­tisme » ouvrier et d’un mépris du pas­sé, à igno­rer les pre­mières pour pra­ti­quer un achar­ne­ment thé­ra­peu­tique sur les secondes.
(2) Aix en Dialogue n° 58, sup­plé­ment hors-série : La méta­mor­phose d’une ville, jan­vier 2013
(3) La Provence, 1er mars 2018
(4) Selon l’estimation la plus cou­rante : 75 000 vic­times et 550 000 tonnes de bombes déver­sées en 1944 sur la France, pays « allié ».
(5) Architecture contem­po­raine et lai­deur par Coste Orbach : regar­der la vidéo
(6) Ce pro­ces­sus est ana­ly­sé dans mon ouvrage : La Roue et le sablier, dis­po­nible sur Amazon.
(7) La Roue et le sablier, op. cit.
(8) www.architecte-bâtiments.fr
(9) Architecture contem­po­raine et lai­deur par Coste Orbach : regar­der la vidéo