Homo Festivus sur le Cours Mirabeau

L’Homo Festivus est un type d’homme très com­mun à notre époque dans le monde occi­den­tal. On le ver­ra se répandre sur toutes les places et les artères de nos villes euro­péennes, sur le cours Mirabeau, les Champs-Elysées ou la Promenade des Anglais, la Piazza del Duomo ou la Puerta del Sol, à la recherche d’étourdissement et de para­dis arti­fi­ciels. Il a besoin de la foule de ses sem­blables pour ne pas se sen­tir seul.
Il est l’homme des der­niers jours.

Le charme discret de l’aristocratie

Le ven­dre­di 14 juin 2019, l’une des plus anciennes, des plus belles et des plus fameuses artères de notre pays, le Cours Mirabeau à Aix-en-Provence, était inves­tie par un étrange bal­let de semi-remorques ; affai­rés à l’arrière des camions, des hommes en noir déver­saient des écha­fau­dages qui furent mon­tés en un temps record ; quelques temps après, on enten­dait de for­mi­dables explo­sions qui fai­saient trem­bler l’eau des fon­taines ; les tech­ni­ciens tes­taient le son qui jaillis­sait des énormes enceintes. Le soir même, des mil­liers de jeunes gens se tré­mous­saient tout le long du cours aux injonc­tions sac­ca­dées de la musique tech­no qui avait enva­hi la tota­li­té de la ville ancienne.
Je ne connais­sais pas Aix-en-Provence quand je suis arri­vé à la fin des années 60 (XXe) pour y pour­suivre quelques études (à moins que ce ne soit le contraire). Quoi qu’il en soit, je n’ai plus vou­lu en par­tir ; j’avais été séduit par cette atmo­sphère de séré­ni­té, de légè­re­té pai­sible, qui se déga­geait de ses ruelles, quelques notes de pia­no qui dégou­li­naient d’un bal­con, le mur­mure cris­tal­lin des fon­taines, émer­veillé par la beau­té des façades dont nulle faute de goût ne venait rompre l’harmonie ; la ville tout entière était un pur chef‑d’œuvre, déli­cat et fra­gile. Aix-en-Provence était alors vouée entiè­re­ment à l’art, à l’étude, à l’éloquence, à la musique clas­sique, à la flâ­ne­rie, à une cer­taine qua­li­té de vie qui cor­res­pon­dait bien à sa per­son­na­li­té issue des tra­di­tions les plus éla­bo­rées de son pres­ti­gieux pas­sé. Cette lente matu­ra­tion de ce que le génie euro­péen avait pro­duit de plus beau avait fini par consti­tuer une valeur incon­tes­tée, immuable et trans­cen­dante, un recours auquel pou­vait se rac­cro­cher tous ceux qui se sen­taient en perte de repères, un lieu sacré éter­nel, sorte de temple urbain invio­lable. Inviolable ? Vraiment ?

Les coups de boutoir des progressistes

Du passé, faisons table rase

« Du pas­sé fai­sons table rase ! », slo­gan issu des paroles de l’Internationale d’Eugène Pottier (1816−1887) et repris par les soixante-hui­tards qui se sont bien inté­grés au Système de l’Argent.

Ces pro­gres­sistes mon­dia­listes portent leurs coups de bou­toir en prio­ri­té contre tout ce qui les dépasse – le pas­sé les dépasse, il est trop riche – tout ce qui est enra­ci­né pro­fon­dé­ment dans la terre et la pierre. Dans un pre­mier temps, le patri­moine rural fut la cible prio­ri­taire des des­truc­teurs : musées, châ­teaux, église, abbayes… tous ces mar­queurs tra­di­tion­nels furent sys­té­ma­ti­que­ment dégra­dés par des spec­tacles, des expo­si­tions ou des archi­tec­tures hors-sol acco­lées aux monu­ments visant à les déva­lo­ri­ser. Ils en viennent main­te­nant à atta­quer les villes anciennes elles-mêmes.
Une ville de culture et de tra­di­tion comme Aix-en-Provence va atti­rer la haine et la jalou­sie de tous ceux qui veulent faire table rase du pas­sé.
Ils y emploie­ront tous les moyens dont ils dis­posent pour dégra­der et ridi­cu­li­ser cette richesse patri­mo­niale qui leur fait hor­reur ; rien que le mot : patri­moine contient la notion de père et de patrie. L’art contem­po­rain, l’architecture mon­dia­liste, la publi­ci­té, la mode, la musique déra­ci­née, les mino­ri­tés reven­di­ca­tives, l’homme nomade sans feu ni lieu, l’Homo Festivus, fabri­ca­tions super­fi­cielles et éphé­mères (mais renou­ve­lables à l’infini) du Système, consti­tuent la pano­plie non exhaus­tive de ces moyens.

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Des platanes emmaillotés

La pre­mière agres­sion contre cette iden­ti­té dont je me sou­viens a été visuelle. L’art dit contem­po­rain avait enva­hi la ville. C’était en 2013 ; la cos­mo­po­lite métro­pole mar­seillaise, dési­gnée alors ville de culture euro­péenne, avait pous­sé ses mani­fes­ta­tions moder­nistes et pathé­tiques jusque dans les cours de nos aris­to­cra­tiques hôtels par­ti­cu­liers ; les pla­tanes du cours Mirabeau avaient été emmaillot­tés d’un tis­su rouge à pois blancs, la cour de la mai­rie ornée de per­son­nages en plas­tique rouge vif mou­lé, et l’entrée du palais de jus­tice, solen­nelle comme il sied à cette véné­rable ins­ti­tu­tion, ridi­cu­li­sée par d’improbables « sculp­tures » aux cou­leurs bigar­rées qui en bar­raient l’accès.
On com­mence à com­prendre aujourd’hui que l’art contem­po­rain est essen­tiel­le­ment une impos­ture des­ti­née à deve­nir une mon­naie vir­tuelle mon­diale.

Symbolisme de pacotille

En ce qui concerne l’architecture contem­po­raine, qu’il fau­drait nom­mer plus clai­re­ment mon­dia­liste(1) (comme l’art tout aus­si « contem­po­rain »), nos édiles ont eu, jusqu’à pré­sent, la sagesse de l’autoriser uni­que­ment à l’extérieur du péri­mètre ancien. Ainsi a pu se construire un « pôle cultu­rel » qui res­semble à un ali­gne­ment hété­ro­clite d’égos d’architectes nomades venus poser là leur der­nière lubie. Ah ! Chacun y est allé de sa réfé­rence à un sym­bo­lisme de paco­tille pour jus­ti­fier son caprice, en fei­gnant d’avoir recours à la « tra­di­tion ». Ainsi, le Pavillon noir, Centre de danse, conçu par Rudy Ricciotti, évoque pour cer­tains l’emplacement proche de l’ancienne manu­fac­ture des allu­mettes, aujourd’hui biblio­thèque Méjanes, et la dis­po­si­tion des croi­sillons qui consti­tuent la trame de l’édifice rap­pelle le mika­do, ce jeu de bâton­nets jetés d’une manière aléa­toire ; mais l’architecte lui-même, qui se confie au Monde(2), va plus loin : « Il y a ici une sexua­li­té par­ti­cu­lière ; un côté un peu sado-maso, un peu latex, un peu cuir, mou­lé, très près du corps … C’est un bâti­ment pour les ini­tiés et pour Pythagore sous l’emprise de l’ab­sinthe » (ima­gi­ner Pythagore sous l’emprise de l’absinthe, c’est… gore.)
Le japo­nais Kengo Kuma assure, lui, avoir été ins­pi­ré par l’art tra­di­tion­nel du pliage japo­nais (ori­ga­mi) en construi­sant le Conservatoire de musique qui jouxte le Pavillon noir ; fort bien, mais quel rap­port avec la tra­di­tion pro­ven­çale ?
Quant au GTP, Grand Théâtre de Provence, situé juste en face du Pavillon noir et du Conservatoire de musique, son archi­tecte ita­lien Vittorio Gregotti a sou­hai­té « faire écho à la mon­tagne Sainte-Victoire, et inté­grer l’œuvre dans son pay­sage aixois ». L’aspect mas­sif, genre bun­cker, du bâti­ment, effec­ti­ve­ment, plaide pour ce rap­pro­che­ment un peu facile.

Le mirage de la modernité

L’évocation de cette salle nous ramène au cours Mirabeau. La moder­ni­té est le lien entre tous ces domaines cultu­rels. La moder­ni­té, c’est cette fuite en avant qui consiste à recher­cher sans cesse ce qui peut être « ten­dance », qui peut consti­tuer une « avan­cée » (mais de quoi ?) ; c’est comme la mode qui a, comme la moder­ni­té, cet aspect momen­ta­né (la mode est ce qui se démode) mais à un niveau qui glo­ba­lise l’ensemble des facettes de la vie, qui consiste à reje­ter tout ce qui fait par­tie du pas­sé pour le pro­chain « coup de cœur » éphé­mère, qu’il soit d’ordre cultu­rel, poli­tique, maté­riel, etc. La moder­ni­té, autre­ment dit, c’est le dogme du pro­grès qui a été impo­sé dès notre plus tendre enfance par les par­ti­sans de ce qui était encore une uto­pie, deve­nue le Système lui-même. Dans cette pers­pec­tive, aucun élé­ment du pas­sé ne trouve grâce aux yeux des pro­gres­sistes, tou­jours prêts à tout démo­lir selon le goût du moment pour s’enticher d’une nou­velle coque­luche. C’est la socié­té du tout-à-jeter. Le syn­drome klee­nex.

La société du spectacle

L’Homo Festivus, selon la for­mule de Philippe Muray, est l’individu qui se donne avec enthou­siasme à la socié­té du spec­tacle, selon le titre d’un livre de Guy Debord. Il n’y a là rien de bien nou­veau ; c’est le fameux « panem et cir­censes » de la fin de l’Empire romain ; don­nons au peuple du pain et des jeux (du cirque, à l’époque) afin de le sou­mettre plus faci­le­ment à nos lois, même si elles sont iniques.
La majo­ri­té des indi­vi­dus de notre fin de cycle ne dis­pose pas d’une for­ma­tion suf­fi­sante lui per­met­tant l’accès à des acti­vi­tés cultu­relles de qua­li­té. Elle ne pense, pour ses moments de loi­sir, qu’à s’étourdir dans la fureur, dans le bruit et dans la consom­ma­tion de sub­stances alcoo­liques ou stu­pé­fiantes. C’est déjà un bon début pour le Système, qui a pour ambi­tion d’asservir les « masses ».
Il est à parier, dans ce contexte, que la drogue sera bien­tôt en vente libre.

Mais pourquoi la municipalité accepte-t-elle ces violentes intrusions ?

Le GTP a coû­té 45 mil­lions d’euros pour une capa­ci­té d’accueil de 1382 per­sonnes. Mais une salle encore plus grande (8000 spec­ta­teurs) a vu le jour fin 2017 : l’Arena. Elle a coû­té 50 mil­lions d’euros H.T. En juin, l’Arena a accueilli deux spec­tacles.
Alors se pose la ques­tion : pour­quoi diable la muni­ci­pa­li­té qui a construit ou amé­na­gé des salles de spec­tacle innom­brables (bien d’autres salles existent dans le Pays d’Aix) se croit-elle obli­gée d’offrir le cours Mirabeau et la qua­si-tota­li­té du centre ancien aux bruyants « teu­feurs » (on disait « fêtards » à une autre époque) ?
Pourquoi prend-elle le risque de mécon­ten­ter une grande par­tie des habi­tants de la ville qui ne sont pas spé­cia­le­ment des adeptes de ce genre de musique, ou, tout sim­ple­ment (pour des motifs qui ne peuvent échap­per à per­sonne) ont peut-être envie de dor­mir la nuit, alors que des salles construites à grands frais sont dis­po­nibles pour ce genre de mani­fes­ta­tion ? On ne parle pas des dégâts adja­cents que tout le monde peut ima­gi­ner dans ce genre de cir­cons­tances (insa­lu­bri­té et sale­té) qui n’existent pas dans ces équi­pe­ments modernes qui dis­posent de tout le confort adé­quat, c’est bien le moins.
Il faut dire que le domaine artis­tique n’est pas le seul béné­fi­ciaire de ce laxisme. Des dizaines de stades ont été amé­na­gés tout autour de la ville qui per­siste à accueillir à grand bruit et char­roi sur ce même cours Mirabeau des mani­fes­ta­tions spor­tives qui n’ont pas voca­tion à s’y pro­duire.
Pourquoi ? Mais parce que la plu­part des déci­deurs muni­ci­paux font eux-mêmes par­tie, consciem­ment ou incons­ciem­ment, de cette caste de des­truc­teurs avec le sen­ti­ment d’être du côté du « Bien ». Et c’est le cas dans toutes les struc­tures admi­nis­tra­tives, natio­nales, locales ou régio­nales de notre pays, gan­gre­nées depuis bien long­temps par l’illusion du Progrès, mépri­sant tout ce qui tient encore debout.
L’Homo Festivus, comme toutes les mino­ri­tés, consi­dè­re­rait comme outra­geant et dis­cri­mi­na­toire d’être can­ton­né dans une salle réser­vée à une acti­vi­té par­ti­cu­lière, serait-ce la sienne. Il veut inves­tir l’espace public, comme il ne vien­drait pas à l’idée des cyclistes d’aller exer­cer leur sport sur un vélo­drome, plu­tôt que sur les routes, ou aux trot­ti­net­tistes de res­pec­ter un quel­conque code de dépla­ce­ment spé­ci­fique, ou aux membres des grou­pus­cules LGBT-UVWXYZ d’aller mani­fes­ter leurs « fier­tés » ailleurs que sur les endroits stra­té­giques des cités les plus en vue (leur exhi­bi­tion­nisme souf­fri­rait, bien sûr, d’une moindre exposition). 

Notre pays est livré à la dic­ta­ture des mino­ri­tés.
Mais ce sera le sujet d’un pro­chain article.

Pierre-Émile Blairon

(1) Il s’agit d’une archi­tec­ture qui n’a aucune attache avec le sol où elle est construite ; on peut la retrou­ver n’importe où dans n’importe quel pays de n’importe quelle culture.
(2) Daté du 20 octobre 2006