Le Triton couronné

par | 9 sep­tembre 2023 | 1 com­men­taire

Le cli­mat se réchauffe et la France s’archipélise. À en croire les com­men­ta­teurs plus ou moins scien­ti­fiques des temps pré­sents, des Maldives sur­gi­raient pro­chai­ne­ment pour frap­per à nos côtes. Quoi d’anormal, après ça, qu’au détour des plages et des pis­cines fran­çaises, sirènes et tri­tons com­mencent gen­ti­ment à faire leur appa­ri­tion ? Le « mer­mai­ding », comme tant d’autres délires post­mo­dernes en pro­ve­nance des États-Unis, est en voie de démo­cra­ti­sa­tion dans notre petit État post-natio­nal oublié de l’Histoire.

L’homme blanc, jusque-là, c’était une petite déca­dence pépère, un sen­tier glis­sant tran­quille­ment mais sûre­ment, d’une vasec­to­mie à l’autre et au fil d’une métro­sexua­li­sa­tion tou­jours plus assu­mée, vers un idéal d’homosexualité géné­ra­li­sé. Mais l’arrivée en gare de Sodome de notre insa­tiable petit homme blanc post­mo­derne n’est pas son ter­mi­nus. Tout juste une simple étape dans son inter­mi­nable pro­ces­sus d’indifférenciation jusqu’au-boutiste. Débarqué à Sodome, et étouf­fant dans la bana­li­té ura­niste qui l’entoure, il n’a dès lors de cesse que se tri­to­ni­ser. Poètes et voyants ne man­que­ront pas de vous l’annoncer un jour : « L’avenir de l’homo, c’est le tri­ton. Il est le vide de son âme. »

En des temps immé­mo­riaux, disons au moins quelques décen­nies en arrière, on vous aurait pré­sen­té Kewin Mezrag ou Gabriel Tabarini comme des jeunes gens bien sous tout rap­port. Le pre­mier est un jeune comp­table nan­tais légè­re­ment intro­ver­ti. Le second, niçois d’o­ri­gine, donne dans le mane­qui­nat. Plus pro­ba­ble­ment d’ailleurs, en ces temps si loin­tains, on n’aurait même jamais eu à vous les pré­sen­ter. En ces temps anté­di­lu­viens et à peine ima­gi­nables d’avant notre post­mo­der­ni­té, Kewin, qui ne se serait d’ailleurs très cer­tai­ne­ment jamais appe­lé Kewin, et Gabriel, auraient eu l’humilité de demeu­rer leur vie durant dans l’anonymat le plus banal. Mais voi­là, Kewin et Gabriel étant nos contem­po­rains et ayant leur compte Instagram tou­jours à por­tée de main, il sont aujourd’hui des « hommes-sirènes » le plus en vogue de France, à jamais Misters Triton post-nationaux.

Il y a encore une dizaine d’années, Kewin aurait fait le bon­heur de TF1 en pro­vo­cant la raille­rie géné­rale de ses télé­spec­ta­teurs ama­teurs de « confes­sions intimes ». Aujourd’hui, c’est le média en ligne Brut, plus pre­mier degré et sur­tout spé­cia­li­sé dans la pro­pa­gande post­mo­der­no­lâtre à des­ti­na­tion des jeunes bour­geois cita­dins en mal de connexion 2.0 à Mère Nature, qui recycle, pour les consa­crer et non plus s’en amu­ser, tous les délires lou­foques d’une époque en proie à une épi­dé­mie de tri­to­nite aigüe. On retrouve ici chez Brut une des modi­fi­ca­tions anthro­po­lo­giques propre à tout uni­vers tota­li­taire et par­ti­cu­liè­re­ment carac­té­ris­tique de notre post­mo­der­ni­té, à savoir la dis­pa­ri­tion de cet éclat de rire spon­ta­né et sal­va­teur que se doit de pro­vo­quer, en des temps moins déran­gés, le rêve d’un homme ridi­cule se pre­nant déses­pé­ré­ment par trop au sérieux. La civi­li­sa­tion de Brut, c’est la civi­li­sa­tion de la vidéo enfin libé­rée de sa paren­thèse lit­té­raire, une civi­li­sa­tion d’agélastes qui recom­mencent à prendre Don Quichotte au sérieux. Après tout, Kewin, c’est vrai, comme sait si bien le dire l’hyper-démocratisme ambiant, « Y fait d’mal à per­sonne »… Entre la bien­veillance mor­ti­fère et l’humour salu­taire, le post-humain, dans son pro­ces­sus de déci­vi­li­sa­tion accé­lé­ré, a défi­ni­ti­ve­ment choi­si son camp.Kewin, c’est un Kevin en mode win­ner, un trans­fuge de la France péri­phé­rique qui aura su avec suc­cès grim­per dans l’ascenseur socié­tal de la post-démo­cra­tie. Avec son tri­dent et sa cou­ronne de coquillages, ses écailles et sa queue de pois­son, Kewin, pour­tant, ne sera jamais réel­le­ment un « homme-sirène ». La vie de Kewin Mezrag, c’est le des­tin même pas tra­gique d’un être sim­ple­ment voué à demeu­rer un mutant pour tou­jours. S’il n’est déjà plus un homme, Kewin ne sera jamais pour autant une sirène. Kewin est un être post­mo­derne, un condam­né déri­soire à la croi­sée des che­mins per­pé­tuelle, un éter­nel pri­son­nier du « trans ».

Profitant des condi­tions de vie excep­tion­nelles que lui offre notre moder­ni­té tar­dive, la chute conco­mi­tante de tous les tabous aidant, Kewin est par­ve­nu à vaincre sans trop d’efforts cette timi­di­té mala­dive qui le ron­geait depuis l’enfance, cette timi­di­té dra­ma­tique qui aurait éven­tuel­le­ment pu le por­ter un jour à dis­po­ser d’une vie inté­rieure, cette aber­ra­tion rési­duelle et mal­heu­reuse d’un âge désuet. La grande gloire de Kewin, le grand bon­heur de sa jeune exis­tence, c’est la dis­pa­ri­tion sou­daine de son sur-moi, pul­vé­ri­sé par les injonc­tions psit­ta­ciques d’une époque rem­plie de coachs de vie et autres manuels de déve­lop­pe­ment per­son­nel sur pattes, tous évan­gé­li­sa­teurs du « être soi-même ». Son « lui-même », cette petite sirène qui som­meillait en lui comme la Belle au bois dor­mant, Kewin n’a fini par la trou­ver sur les réseaux sociaux qu’au soir de sa tren­tième année, par l’intermédiaire du compte Instagram de « Ludo le Triton », une sodo­mi­té dans le milieu du tri­to­nisme hexa­go­nal. Sa vidéo « Comment deve­nir une sirène », dis­po­nible sur Youtube et que tout être non encore tri­to­ni­sé se doit de regar­der qu’avec la plus grande pré­cau­tion, fut le bai­ser du prince char­mant qui man­quait alors à Kewin pour réveiller défi­ni­ti­ve­ment en lui son moi sirénique.

Pour autant, on ne devient pas le tri­ton le plus célèbre de France par hasard, en regar­dant sim­ple­ment, depuis son cana­pé, une vidéo Youtube. « Être tri­ton, c’est de l’entrainement » aime à rap­pe­ler Kewin Mezrag et Gabriel Tabarini. Le concours de Mister Triton France, ça n’est pas qu’une gay-pride aqua­tique pour jeune cadre créa­tif du ter­tiaire en mal de pays ima­gi­naires. Le concours de Mister Triton France, c’est une hybri­da­tion savante de dis­ci­plines spor­tives tout à la fois ludiques et artis­tiques. Au pro­gramme de ce fameux concours :
• shoo­ting pho­tos sous l’eau en cos­tume de tri­ton au petit matin,
• épreuves d’apnée et de « nage siré­nique » pour finir la mati­née,
• quizz marin le midi entre deux smoo­thies pro­téi­nés et défi­lés en maillot de bain
• puis cos­tume chic l’après-midi.
La han­tise (en même tant que le fan­tasme) de tous les par­ti­ci­pants chaque année ? Voir débar­quer Florent Manaudou en moule-bite rose le jour du concours.

Mairmaiding - Mister Triton - Vainqueurs

Kewin Mezrag et Gabriel Tabarini res­pec­ti­ve­ment à gauche et à droite

De tels délires enfan­tins, me direz vous, ont très cer­tai­ne­ment tou­jours exis­té. Ils finis­saient jadis par s’estomper, plus ou moins bru­ta­le­ment, sans jamais avoir été plei­ne­ment assou­vis, au détour de l’adolescence, sous le regard hon­teux d’un père ara­chaï­que­ment inquiet ou les bri­mades réité­rés de cruels com­pa­gnons d’école. Mais voi­là, quand Kewin et Gabriel se découvrent sirènes, ils ont déjà trente ans et vivent dans un monde où le prin­cipe de réa­li­té a été défi­ni­ti­ve­ment évin­cé et où tous les pères de France se contentent, depuis belle lurette, de man­ger les mauves par la racine. « Certains tri­tons sont vic­times de moque­ries, moi, je n’ai pas encore eu affaire à ça. L’autre fois, j’ai fait des pho­tos à Pornic, les gens étaient émer­veillés, inter­lo­qués, ils venaient vers moi, me posaient des ques­tions, pre­naient des pho­tos. Ça faci­lite les rela­tions. » Leur des­tin d’ « hommes-sirènes » bénis des dieux, Kewin et Gabriel le doivent bien plus à une époque spé­cia­li­sée dans la bien­veillance géné­ra­li­sée qu’aux inter­ces­sions mira­cu­leuses de Neptune en leur faveur.

Petite sirène - Copenhague Kewin Mezrag

L’élément aqua­tique, liquide et trans­pa­rent, comme nous le démontrent nos vedettes, est l’environnement de pré­di­lec­tion de l’être post­mo­derne. Il s’y retrouve comme un tri­ton dans l’eau. Là seul, en dehors de tout cadre cyber­né­tique, on se découvre enfin en mesure d’accomplir son grand rêve de flui­di­té totale, la glis­sade régres­sive tant atten­due vers son ori­gine pla­cen­taire. on s’y meut libre­ment, enfin débar­ras­sé de son embar­ras­sante cor­po­réi­té humaine, tel­le­ment trop humaine. L’homme post­mo­derne, en cela, est un hyper-maté­ria­liste contra­rié, tom­bé par inad­ver­tance et mal­gré lui dans la gnose, un être sub­mer­gé constam­ment de dési­rs réa­li­sables mais ne sachant déses­pé­ré­ment plus quoi faire de son pauvre corps. Si Michel Foucault, le père spi­ri­tuel de tout être post­mo­derne, avait décou­vert pour sa part, dans les backrooms amé­ri­cains, un moyen de se débar­ras­ser du sien, ses épi­gones contem­po­rains font désor­mais le pari du tri­ton pour oublier le leur.

« L’avantage, c’est que quand on est sous l’eau, on n’a pas trop besoin d’interagir, ça me sécu­rise » confesse encore Kewin. Le post­mo­derne, à son image, est un être para­doxal, tout à la fois pro­fon­dé­ment aso­cial mais conjoin­te­ment dans l’obligation de main­te­nir, au moins arti­fi­ciel­le­ment, l’existence d’une socié­té dis­po­sée à l’admirer. Il est l’antithèse de l’Anarque jün­gé­rien. Si ce der­nier pré­co­ni­sait une sor­tie du social par le haut, l’ « homme-tri­ton » en sort à l’inverse par le bas, comme une autruche aqua­tique. Là où l’Anarque recherche les cimes de la soli­tude véri­table pour y lais­ser gam­ba­der libre­ment ses médi­ta­tions inté­rieures, le post­mo­derne convoite l’excentricité sin­gu­lière, géné­ra­le­ment la der­nière mise à dis­po­si­tion sur le mar­ché pla­né­taire, à condi­tion de s’assurer qu’on le regarde bel et bien en train de s’excentriciser. Le grand rêve de l’ « homme-tri­ton » ? Nager dans des aqua­riums géants et des parcs aqua­tiques rem­plis de tou­ristes-voyeurs. L’aquarium de l’ « homme-tri­ton », c’est le ren­ver­se­ment du pan­op­tique fou­cal­dien dans sa ver­sion posi­tive. Ne pas inter­agir, se lais­ser obser­ver. Le monde comme un immense safe space. Après la ser­vi­tude volon­taire, la sur­veillance volon­taire, débar­ras­sée du néga­tif de la puni­tion. Être sur­veillé et en jouir. Narcisse même pas mort noyé, tout juste trans­for­mé pré­mo­ni­toi­re­ment en tri­ton, quelques mil­liers d’années avant les autres, et atten­dant patiem­ment l’OPA sur le monde de Foucault le Mômo et des réseaux sociaux pour rejaillir des eaux.

Sortie un beau matin en boi­tant des brumes encore fumantes d’une boîte de Pandore queer des bas-fonds de San Francisco, la post­mo­der­ni­té s’est répan­due depuis à toute vitesse, comme une immense traî­née de poudre, sur les cendres de notre Occident ter­mi­nal. Libérés de leurs chaînes, les déviants se sont pro­pa­gés comme des morts-vivants de cam­pus uni­ver­si­taires en pla­teaux télé­vi­sés, sur­fant avec radi­ca­li­té sur la vieille vague moderne de l’émancipation finale. Au grand dam post­hume de Michel Foucault, grand ama­teur de vies d’hommes infâmes s’il en fût, l’homme post­mo­derne réa­li­sé n’a cepen­dant plus rien d’infamant, encore moins de pro­vo­ca­teur, dans une époque qui aura pré­fé­ré ren­ver­ser com­plè­te­ment la table du pas­sé plu­tôt que la raser encore une fois. L’ « homme-sirène », à l’instar de l’homme post­mo­derne, est un petit bour­geois métro­sexua­li­sé à sou­hait, un par­fait petit citoyen du monde soluble en tout point dans les der­nières mises à jour du capi­ta­lisme glo­ba­li­sé, spor­ti­ve­ment et éco­lo­gi­que­ment conscien­ti­sé au pos­sible, acces­soi­re­ment comp­table chez Bouygues Construction pour ce qui concerne notre roi Kewin-Triton 1er.
La post­mo­der­ni­té, en défi­ni­tive, c’est un car­na­val qui n’en finit pas, la consé­cra­tion du dédou­ble­ment de per­son­na­li­té per­ma­nent, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, la schi­zo­phré­nie déli­vrée de sa fange mar­gi­nale et ven­due à tout un cha­cun, au meilleur prix qui soit, comme éman­ci­pa­tion sou­hai­table du genre humain. « Il y a un côté magique et spec­ta­cu­laire à être un tri­ton, c’est incar­ner un per­son­nage. » La post­mo­der­ni­té de l’ « homme-tri­ton », c’est le temps enfin adve­nu des fan­tasmes consom­més à pleine dents, l’univers de Disney échap­pé de Disneyland, l’avènement de l’utopie géné­rale du retour à l’enfance défi­ni­tif, le règne des morts-vivants jouant sans fin à touche-pipi dégui­sés en Bisounours. La post­mo­der­ni­té, c’est le plus long dimanche de l’humanité finissante.

Une petite inquié­tude sur le sort de l’ « homme-sirène » demeure pour­tant, enfouie au milieu du tableau idéal de son éter­nel pré­sent si radieux. Qu’adviendra-t-il en effet de lui, lorsque tout un cha­cun sera deve­nu tri­ton à son tour, et que la foire d’empoigne mimé­tique, inévi­ta­ble­ment, fini­ra par reprendre ses droits ances­traux sur nos vies libé­rées ? L’ « homme-tri­ton » sau­ra-t-il main­te­nir encore long­temps sa propre fuite en avant dans de per­pé­tuelles muta­tions tou­jours plus far­fe­lues ? Saura-t-il deve­nir tour à tour homme-licorne, homme-feuille, homme-our­sin ou encore homme-nuage ? En atten­dant d’assister au deve­nir si pro­met­teur de l’ « homme-tri­ton », les mas­cu­li­nistes peuvent d’ors et déjà se réjouir de cette petite vic­toire que repré­sente pour eux l’étrange triomphe de l’ « homme-tri­ton » dans un monde en proie à une fémi­ni­sa­tion fré­né­tique. Car chez le tri­ton, ain­si que le confiait Kewin en 2020 au micro de France 3 Région, « c’est la queue qui fait le plus gros du tra­vail ». Comme quoi tout n’est pas encore per­du, et que contrai­re­ment à ce que nous pré­disent les cas­sandre, on peut tou­jours tout dire en France, même à une heure de grande écoute. À condi­tion bien sûr d’être un triton.

Tom Benejam
9 sep­tembre 2023

1 commentaire

  1. Cette his­toire est conster­nante ! Je n’é­tais pas au cou­rant.
    Article excel­lem­ment écrit !

    Répondre

Envoyer le commentaire

Votre adresse e‑mail ne sera pas publiée. Les champs obli­ga­toires sont indi­qués avec *

Je sou­haite être notifié(e) par mes­sa­ge­rie des nou­veaux com­men­taires publiés sur cet article.