Les « tripettes » de Barjols
Barjols, 2 octobre 2015
Certaines traditions populaires qu’accompagnent des fêtes sont encore bien vivantes dans notre société industrielle sans racines et, par conséquent, sans mémoire collective. L’une d’elle, exemplaire par son ancienneté et l’enthousiasme collectif qu’elle engendre, se déroule chaque année dans la cité varoise de Barjols. Il s’agit des fameuses « Tripettes ».
L’église où se déroule la célébration fut fondée en 1014 sous le nom de Notre Dame des Épines, et, élevée en Collégiale en 1060, est entièrement construite en pierre de taille. Au Moyen Age, le village de Barjols, entouré par de charmants vallons et de protectrices collines, possédait de nombreuses fontaines et s’est vu décerner le titre de « Tivoli de la Provence ».
La tradition chrétienne
L’histoire de Saint Marcel, héros de ces festivités pittoresques, forme la trame mythologique d’un récit qui commémore l’arrivée des reliques du saint protecteur du village.
Saint Marcel serait né entre 420 et 430 de notre ère en Avignon. Nous sommes, précisons-le, en pleine agonie de l’empire romain d’Occident : anarchie et invasions barbares sont le lot des populations gallo-romaines. Il est nommé évêque de la ville de Die (département de la Drôme) en 463 sous le règne du falot empereur Sévère III(1). Au cours du voyage de retour de Rome pour aller voir le pape Saint Hilaire(2), Marcel, alors âgé de 80 ans et se sentant fatigué et malade, s’arrêta au monastère de Montmeyan, village du haut Var. Il y mourut et on l’enterra sur place. Son tombeau fut entouré d’une grande vénération. Des pèlerinages eurent lieu et de nombreux miracles se produisirent au point que sa sainteté ne tarda pas à être reconnue.
En 1350, sous le règne de Jean le Bon, roi de France(3), le monastère n’est plus qu’une ruine. Une nuit, le saint apparut au gardien et lui demanda de faire transporter son corps dans un endroit plus digne de lui. A cette nouvelle, Barjols et Aups revendiquèrent aussitôt les saintes reliques. Après de longues discussions sans résultat, on décida de consulter le comte de Provence de passage à Brignoles. Le 17 janvier 1350, pendant les pourparlers, les habitants de Barjols dérobèrent les reliques du Saint et les emportèrent vers leur église. Sur le chemin du retour, au lieu-dit « les Paluds », ils rencontrèrent en chemin une troupe de jeunes gens qui venait d’abattre un bœuf en souvenir d’une terrible famine. Une autre version de la légende raconte que l’arrivée des porteurs de relique coïncide avec la Fête de Saint Antoine où l‘on sacrifiait un bœuf en son honneur(4). Quoi qu’il en soit les deux cortèges se joignirent et mêlèrent leurs chants et leurs danses ensemble. Tout ce monde entra dans l’église à l’heure où l’on chante les complies ; et ce, dans un débordement de joie et en dansant : la danse dite des « Tripettes » venait de naître en s’accompagnant du chant suivants : SAINT MACÈU, SANT MACÈU, LEIS TRIPETOS VENDRAN LÈU. Paroles toujours prononcées et qui perpétuent la tradition. Depuis cette date se célèbrent les offices religieux avec onction, circumambulation autour de l’autel, imposition des mains et surtout bénédiction du bœuf suivis de la danse des « Tripettes ». L’animal est ensuite abattu et rôti sur la place publique à l’aide d’un imposant tournebroche.
Origines antiques : les Salyens
Tous les historiens contemporains sont d’accord pour reconnaître l’authenticité de l’histoire, Saint Marcel a vraiment existé. Cette fois, Marcel ne se confond pas (par homophonie) avec le dieu Mars ou une quelconque histoire guerrière(5). Mais il ne fait aucun doute que la fête en elle-même a bien une origine antérieure au Christianisme. D’où viendrait telle ? Serait-elle purement locale et chrétienne, ou issue du paganisme romain ? Ou, plus tardivement, s’agit-il d’une célébration de la corporation des bouchers qui, précisément, coïncide avec le 17 janvier du calendrier liturgique. Ce jour-là en effet, les bouchers sacrifiaient un bœuf sur la place du village. Pourtant, le bœuf sauvant de la famine la ville lors d’un siège n’a aucun fondement historique.
Il faut remonter aux environs de 2600 AV.JC pour retrouver la trace des plus anciens habitants de la Provence : les Chasséens, les peuples mégalithiques et leurs descendants les Ligures. Ces derniers sont des chasseurs et des cultivateurs. Ils habitaient la Grande Provence du Rhône jusqu’au massif de l’Estérel en passant par les contreforts des Alpes ou ils ont édifiées des castella, « villages fortifiés sur des hauteurs ». La cité de Castellane s’en fait l’écho. Vers le VI siècle avant J.C, les Ligures, appelés Salyens ou Salluvi par les Romains, vont se mélanger avec les Celtes et donner le jour à une civilisation originale. Hélas, Rome les détruira sans pitié ni remord.
Mais quelle était la religion de ce peuple dont les ruines de Roquepertuse ou d’Entremont impressionnent toujours les visiteurs ? Nous n’en savons rien. Ou si peu ! Fernand Benoît, cité par l’écrivain Pierre-Émile Blairon, nous apprend que le mot triper veut dire sauter, sautiller, marcher à petit pas. Le dictionnaire étymologique nous renseigne sur le verbe sauter qui, en latin, veut aussi dire « danser ». Les Tripettes de Barjols n’ont donc rien à voir avec les tripes de taureaux lavées dans une rivière.
Les Salyens pratiquaient une danse de sautillement, d’où leur nom dérivé de salire, « danser ». Danse qui était celle des prêtres étrusques. À Rome, un collège des prêtres nommé Saliens – retenons l’homonymie avec les Celto-Ligures – formait des Sodalitates(6) chargés d’effectuer des rites liés au salut de l’armée et qui n’étaient confiés qu’à des patriciens(7). Cette liturgie consistait à danser sur place en frappant sur un bouclier avec un glaive en chantant le Carmen Saliare en vers dit « saturnien » de l’Étrurie. Le rite tomba en désuétude à la fin de la république romaine et l’empereur Auguste, aidé par des patriciens, essaya vainement de le remettre en fonction. Sa tentative avorta car personne ne pouvait plus déchiffrer les chants. La danse des Saliens était désormais occultée par l’Histoire.
Revenons à notre fête de Barjols. Effectivement, si on peut voir des analogies entre les deux termes Salien et Salyen la différence est grande au niveau de la vision religieuse. À Rome, nous avons affaire à un rite militaire dédié au dieu des combats, Mars, pratiqué à partir du mois qui nomme ce personnage belliqueux jusqu’à Octobre. Les Salyens de Provence ou leurs descendants de Barjols se rassemblent pacifiquement pour une procession, un sacrifice, une danse. Nous pensons ici à un culte de fécondité. En effet, le sacrifice du taureau nous paraît davantage lié à la célébration de saint Antoine et surtout à la corporation des bouchers(8).
Mais, grand spécialiste de la Tradition, l’écrivain Pierre Gordon nous donne une réponse qui nous semble la plus convaincante. Pour cela, il faut s’intéresser au dieu Vichnou devenu, dans la religion hindoue, l’égal de Çiva (le « Dionysos indien ») parce qu’il rompait l’emprisonnement consécutif au monde tellurique de la matière et entraînait l’initié vers les cimes divines. Ce rôle se marque, dès l’époque védique, par trois pas qu’exécute le dieu, et qui sont alors sa caractéristique. Ces trois pas n’étaient pas un vain rite car ils résumaient la danse des initiés que l’on venait libérer de la condition humaine : ils quittaient en dansant le monde tangible et c’est le libérateur qui menait le mouvement (ici, dans le domaine chrétien, c’est Saint Marcel). Cette ronde nécessitant trois pas se retrouve en de nombreux lieux du globe. Dans le domaine du symbolisme, il est fort possible que ces trois pas blasonnent la Sicile et l’Île de Man.
On l’a dansée à l’intérieur des églises chrétiennes jusqu’aux temps modernes. Peut-être est-elle encore pratiquée en Provence. Ce qui est sûr, c’est qu’on la danse toujours dans l’église de Barjols, lors des « Tripettes ».
La « ligne rouge » et Sainte Roseline
La fête des Tripettes se déroule le 17 janvier, jour de la Saint Antoine, patron des bouchers, comme nous l’avons signalé. Dans les temps antiques, lors d’un sacrifice religieux, le sang était un élément fondamental. La transsubstantiation du vin et du pain par le Christ sont essentiels chez les Chrétiens et chez d’autres peuples traditionnels. Changer l’eau en vin dans le Dionysisme était un acte théurgique. Pour les anciens, asperger les champs et les cultures du sang des bêtes sacrifiées (ou parfois humain) apportait richesses et fécondités. La Fête de Barjols c’est donc le sacrifice du taureau et le sang, source de vie, est ainsi à l’honneur. Précisons que la célébration de Saint Antoine a disparu du calendrier depuis Vatican II. Elle a été remplacée par Sainte Roseline et ce n’est peut-être pas un hasard.
Le Géographe grec Strabon est le premier qui signala la forme hexagonale de la Gaule il y a 2000 ans. Les romains dénommaient cardo l’axe nord-sud. Or, si l’on partage la Gaule – la France – en deux parties verticales par le cardo et qu’on le prolonge en direction du nord, ce tracé rejoindra le Pôle. Un axe qui, au XVIIe siècle, va fusionner avec le méridien de Paris instauré par Jean Dominique Cassini et son équipe de savants. Le méridien fut communément appelé, par certains chercheurs dans le domaine de l’ésotérisme, la « Ligne Rouge » (couleur de sang) ou encore la « Rose Ligne » d’où, par « jeu de mots », l’assimilation avec Sainte Roseline(9). Danser aujourd’hui dans l’église à Barjols c’est aussi (et secrètement pour qui le sait) se placer sous l’influence du Pôle, centre suprême du monde, synonyme de commencement, de ce qui est « Principiel » et se confond avec l’Âge d’Or. Danse introduisant de la sorte la notion de cycle et non à une vision « linéaire » de l’histoire humaine.
La fête de Saint Marcel de nos jours
La célébration de la fête de Barjols n’a pas toujours été bien vue par l’église et la république triomphante, même si le changement du calendrier liturgique la met directement sous la protection de Saint Marcel et de Sainte Roseline(10). Les autorités religieuses ont pourtant tout fait pour l’interdire ou l’ignorer. Par deux fois des évêques interdirent la célébration de la fête. La première fois par Mgr l’évêque Benoît–Antoine de 1676 à 1678. Puis une sentence fut prise contre les désordres de la Saint Marcel : « Le jour de la fête, Prieurs et Prieuresses se réunissaient avec de nombreux invités en un banquet (dans l’église) où régnait la plus grande licence ! Pendant la cérémonie religieuse on se livrait à des danses scandaleuses !… des hommes déguisés en femmes allaient sous ce travestissement baiser les reliques du saint ». Précisons que ce travestissement (présent aussi lors du carnaval de Dunkerque, ville située sur la « Ligne Rouge ») n’a rien à voir avec une quelconque ambiguïté sexuelle chère à nos présentes sociétés, il s’agit d’une allusion à l’androgynat primordial, thème qui nous entraînerait loin de notre propos et nécessiterait tout un développement. Disons simplement qu’il s’agit là d’un rappel de l’Âge d’Or.
La deuxième interdiction eut lieu de 1739 à 1766 par l’évêque de Fréjus Martin du Bellay. La troisième interdiction eut lieu en 1885 par Jules Blanc qui supprima toute procession et manifestation hostile aux institutions républicaines. Il fallut attendre 1947 pour que le saint puisse à nouveau être promené et cela malgré la colère du maire Marcel Amic et, plus tard, des associations de défense des animaux(11).
De nos jours, les « Tripettes » de Barjols se déroulent sans anicroche mais on peut déplorer le refus de certains prêtres d’aller à Barjols participer à un fête supposée « païenne ». Chose amusante, c’est aujourd’hui un prêtre d’origine africaine, sans doute plus sensible aux coutumes ancestrales, qui fait danser dans l’église une foule d’Européens. Ainsi va l’histoire cyclique.
Paul Catsaras
Notes
(1) Sévère III régnera quatre ans (461−467) avant de finir assassiné par le chef des Goths, Ricimer.
(2) Élu en 461, le pape Saint Hilaire meurt en 468 sans parvenir à éliminer l’hérésie propagée par Arius et soutenue par Ricimer.
(3) signalons que nous sommes en pleine période de peste noire et six ans plus tard le roi est prisonnier à la bataille de Poitiers. Nous nous trouvons encore pendant une période très troublé et chaotique de notre l’histoire.
(4) Une troisième version raconte que le cortège rencontra des femmes en train de laver dans la rivière les tripes d’un bœuf que l’on avait abattu en commémoration d’un siège que dut subir Barjols. Ayant été trouvé mystérieusement aux pieds des remparts, un bœuf sauva ainsi la ville de la famine.
(5) Cf. dans cette même rubrique l’article intitulé Les saints du calendrier.
(6) Les Sodalitates formaient un collège de douze et plus tard vingt-quatre membres, prêtres de Mars. Ils étaient revêtus de l’ancien costume de l’armée royale et portaient le bouclier en forme de huit, l’«ancile ».
(7) L’origine du culte fut instituée par Morrius roi de Véji en Etrurie. Plusieurs villes latines possédaient des Sodalitas Saliorum.
(8) La première fête à Barjols concernant la corporation des Bouchers date de 1350. Le sacrifice du taureau remonte à la plus ancienne antiquité connue, il symbolise la virilité, la fertilité mais aussi la lune et Vénus, déesse dont Jules César se voulait le descendant. Il ne fait aucun doute que son sacrifice remonte avant 1350 mais, pour des raisons de place, nous ne pouvons passer en revue toute la richesse du culte Barjolais.
(9) « Ligne Rouge » (ou méridien de Paris), désormais remplacée par le méridien anglais de Greenwich (traduisez : « Sorcière Verte »). Cf. dans le numéro double (10−11) de la revue Hyperborée l’article intitulé La géographie polaire de la France : L’hexagone et la ligne rouge ». La symbolisation du sang et du fer conduisant au Pôle était détournée au profit d’une sorcière, symbole démoniaque s’il en est. Cette substitution s’est opérée juste quelques mois (en Mars 1914) avant la Grande Guerre qui devait marquer de façon fracassante l’aboutissement de ce que les Grecs nommaient l’Âge de Fer, le dernier des quatre Âges. Un Âge durant lequel l’espèce humaine voit progressivement s’effacer sa capacité à comprendre le sacré. Le « désenchantement du monde », dont il est fréquemment question dans nos présentes sociétés, est une formulation grand public de cette absence du sacré.
(10) Si Vatican II a été une catastrophe pour l’église chrétienne d’Occident, on peut être surpris de voir une fête d’origine païenne passer de Saint Antoine à Sainte Roseline, avec pour seul lien entre eux, celui du sang. Hasard ? Ou décision réfléchie des cardinaux ? Le mystère demeure pour l’instant.
(11) En 1978, la fondation Brigitte Bardot est intervenue. Madame Bardot elle-même a téléphoné au propriétaire du bœuf pour l’acheter et, ensuite, au maire pour le dissuader de le tuer. Puis le jour où l’on menait l’animal à l’abattoir, quatre personnes de la fondation sont intervenues disant que l’on ne pouvait pas tuer un bœuf qui avait été béni. Les Barjolais sont évidemment passés outre.
Bibliographie
La Saint Marcel et les Tripettes de Barjols, Brochures de l’imprimerie Brignolaises, sans date.
Les Tripettes de Barjols, extrait des Annales de l’Institut d’Études Occitanes, tome 2, fascicule 2, B. A. Taladoire, professeur à la faculté des lettres de Montpellier, Imprimerie Ch. Déhan, Montpellier, 1951.
Les Racines Sacrées de Paris et les Traditions de d’île de France, Pierre Gordon, Éditions Arma Artis, 1992.
La Dame en Signe Blanc, Marie Madeleine la déesse des origines, Pierre-Émile Blairon, Éditions Crusoé, 2006.
Sur les Attributs des Saliens, par M.W. Helbigb, extrait du tome XXXVII (2e partie), Imprimerie nationale, Paris, 1925.
Revue Hyperborée n°7, Novembre 2008, page 35 à 36, La fête des « Tripettes » à Barjols, le sacrifice du taureau, Pierre-Émile Blairon.
Dictionnaire Étymologique de la Langue Française, O. Bloch et Von Warburg, Éditions Presse universitaire de France, 1986.
Dictionnaire de l’Antiquité, Université d’Oxford, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins Grande Bretagne, 1993.
Le socle de l’Axe polaire, article de Paul-Georges Sansonetti, Revue Hyperborée, N° double, (11−12), page 61.
Le Dictionnaire de René Guénon, Jean-Marc Vivenza, Éditions Le Mercure Dauphinois, 2002.
Le Taureau, Tristan Lafranchis, Éditions Pardes, Bibliothèque des Symboles, 1993
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