Michel Maffesoli : « La stratégie de la peur »

Une nou­velle ana­lyse très vision­naire de Michel Maffesoli parue dans L’Inactuelle, Revue d’un monde qui vient, que nous publions bien volontiers :

Depuis des mois, nous vivons dans la peur. Mais la crise sani­taire jus­ti­fiait-elle que les contacts sociaux soient à ce point étouf­fés entre les indi­vi­dus ? Et quel bilan pou­vons-nous tirer de cette période de confi­ne­ment, du point de vue des rela­tions humaines ?
Michel Maffesoli nous livre son verdict.

Il n’est pas ques­tion de dire que la crise sani­taire n’existe pas, nous sommes nom­breux à avoir des amis qui s’en sont en allés, ou des proches qui sont atteints ! Mais nos regrets et notre tris­tesse ne doivent pas nous faire oublier qu’il est une crise de plus grande ampleur : crise civi­li­sa­tion­nelle s’il en est !

On ne le redi­ra jamais assez : « tout est sym­bole ». Il faut avoir la luci­di­té et le cou­rage de dire, pour employer un vieux mot fran­çais, ce que « monstre » ce sym­bole. Fût-ce dans ses aspects mons­trueux. En la matière et en para­phra­sant ce que disaient en leur temps nos amis situa­tion­nistes, il convient donc d’établir un « véri­dique rap­port » sur le libé­ral mondialisme !

Pourquoi les milliardaires sont-ils philanthropes ?

Puis-je le faire, tout d’abord, d’une manière anec­do­tique. Mais en rap­pe­lant qu’en son sens éty­mo­lo­gique : « an-ekdo­tos », c’est ce qui n’est pas publié, ou ce que l’on ne veut pas rendre public. Mais qui, pour des esprits aigus, n’est pas sans impor­tance ! On peut donc se poser cette ques­tion : pour­quoi des mil­liar­daires font-ils de la phi­lan­thro­pie ? Car, on le sait, il existe chez eux une étroite liai­son entre leur morale et leur compte en banque.

Bill Gates - Steve Jobs

Steve Jobs (Apple) et Bill Gates (Microsoft)

Bill Gates, pré­oc­cu­pé par le « coro­na­vi­rus », finance lar­ge­ment l’OMS. Sans oublier ses lar­gesses pour bien le faire savoir. Ainsi en France, ce jour­nal « de réfé­rence » qu’est Le Monde qui, oubliant sa légen­daire déon­to­lo­gie, accepte, contre espèces son­nantes et tré­bu­chantes[1], que le magnat en ques­tion publie un article pour expli­quer ses géné­reuses pré­oc­cu­pa­tions concer­nant le Covid-19.

Un tel fait est loin d’être iso­lé. Ceux qui détiennent le pou­voir éco­no­mique, poli­tique, jour­na­lis­tique sen­tant, pour reprendre le titre de George Orwell, leur « 1984 » mena­cé, tentent dans leur nov­langue habi­tuelle, de faire oublier que leur pré­oc­cu­pa­tion est, tout sim­ple­ment, le main­tien du nou­vel ordre mon­dial dont ils sont les pro­ta­go­nistes essen­tiels. Et, pour ce faire, ils sur­jouent, jusqu’à plus soif, la « panique » d’une pan­dé­mie galo­pante. Pour reprendre un terme de Heidegger (« Machenschaft »), ils pra­tiquent la mani­gance, la mani­pu­la­tion de la peur.

L’impéritie du pouvoir technocratique

Il y avait, en effet, deux stra­té­gies pos­sibles :
• Celle du confi­ne­ment a pour objec­tif la pro­tec­tion de cha­cun, en évi­tant le trop plein de conta­mi­na­tions entraî­nant une sur­charge des ser­vices de réani­ma­tion accueillant les cas graves. Protection orga­ni­sée par un Etat auto­ri­taire et à l’aide de sanc­tions, une sorte de sécu­ri­té sani­taire obli­ga­toire. Stratégie fon­dée sur les cal­culs sta­tis­tiques et pro­ba­bi­listes des épi­dé­mio­lo­gistes. Selon l’adage moderne, n’est scien­ti­fique que ce qui est mesu­rable.
• Autre stra­té­gie, médi­cale celle-ci (la méde­cine est un savoir empi­rique, un art, pas une science, en tout cas est fon­dée sur la cli­nique [expé­rience] et pas uni­que­ment sur la mesure) : dépis­ter, trai­ter, mettre en qua­ran­taine les per­sonnes conta­mi­nantes pour pro­té­ger les autres. Stratégie altruiste.
Une telle stra­té­gie tra­duit la défiance géné­ra­li­sée du pou­voir, poli­tiques et hauts fonc­tion­naires, envers le « peuple ».

Certes, l’impéritie d’un pou­voir tech­no­cra­tique et éco­no­mi­ciste a pri­vé sans doute la France des ins­tru­ments néces­saires à cette stra­té­gie médi­cale (tests, masques), certes l’organisation cen­tra­li­sée et éta­tique ne per­met pas de telles stra­té­gies essen­tiel­le­ment locales et diver­si­fiées. Mais une telle stra­té­gie tra­duit aus­si la défiance géné­ra­li­sée du pou­voir, poli­tiques et hauts fonc­tion­naires, envers le « peuple ». Protéger les gens fût-ce contre leur gré, au mépris des grandes valeurs fon­dant la socia­li­té : l’accompagnement des mou­rants ; l’hommage aux morts ; les ras­sem­ble­ments reli­gieux de divers ordres ; l’expression quo­ti­dienne de l’amitié, de l’affection. Le confi­ne­ment est fon­dé sur la peur de cha­cun par rap­port à cha­cun et la sor­tie du confi­ne­ment va être enca­drée par des règles de « dis­tan­cia­tion sociale » fon­dées sur le soup­çon et la peur.

La stratégie de la peur

Visage apeuréFaire peur pour sau­ver un monde en déca­dence ! Faire peur afin d’éviter les sou­lè­ve­ments, dont on peut dire, sans jouer au pro­phète, qu’ils ne manquent pas (et sur­tout ne man­que­ront pas) de se mul­ti­plier un peu par­tout de par le monde. N’oublions pas qu’en France, le confi­ne­ment a suc­cé­dé à deux ans de révolte des Gilets Jaunes sui­vis par les mani­fes­tions contre la tech­no­cra­tique et libé­rale réforme des retraites. On ima­gine la haine du « popu­lo » qui anime nos élites ! Mais l’esprit de révolte est dans l’air du temps. Ortega y Gasset, dans La Révolte des masses par­lait à ce pro­pos d’un « impé­ra­tif atmo­sphé­rique ». Cet impé­ra­tif, de nos jours, c’est celui de la révo­lu­tion, si on la com­prend en son sens pre­mier : revol­vere, faire reve­nir ce que l’idéologie pro­gres­siste s’était employée à dépas­ser. Revenir à un « être-ensemble » tra­di­tion­nel et enra­ci­né.

C’est contre un tel impé­ra­tif : le retour à un ordre des choses bien plus natu­rel que les diverses élites s’emploient à atti­ser la peur, et ce pour faire faire per­du­rer les valeurs sociales qui furent celles des « temps modernes ». Pour le dire suc­cinc­te­ment, émer­gence d’un indi­vi­dua­lisme épis­té­mo­lo­gique et ce grâce à un ratio­na­lisme géné­ra­li­sé au motif d’un pro­gres­sisme salvateur.

Ce sont, en effet, ces valeurs qui engen­drèrent ce que mon regret­té ami Jean Baudrillard a appe­lé la « socié­té de consom­ma­tion », cause et effet de l’universalisme propre à la phi­lo­so­phie des Lumières (XVIIIe siècle) dont la « mon­dia­li­sa­tion » est la résul­tante ache­vée. Le tout culmi­nant dans une socié­té par­faite, on pour­rait dire « trans-huma­niste », où le mal, la mala­die, la mort et autres « dys­fonc­tion­ne­ments » auraient été dépassés.

Le scientisme

Voilà bien ce qu’une mala­die sai­son­nière éri­gée en pan­dé­mie mon­diale s’emploie à mas­quer. Mais il est cer­tain que les hypo­thèses, ana­lyses, pro­nos­tics, etc., sur le « monde d’après » signi­fient bien que ce qui est en cours est un véri­table chan­ge­ment de para­digme que l’aveuglement des élites au pou­voir n’arrive pas à occul­ter. En effet, les men­songes, vains dis­cours et sophismes ont de moins en moins de prise. « Le roi est nu », et cela com­mence de plus en plus à se dire. Devant ce qui est évident : la faillite d’un monde désuet, les évi­dences théo­riques des élites ne font plus recette.

Devant cette méfiance gran­dis­sante, ce « on » indé­fi­ni carac­té­ri­sant la Caste au pou­voir agite le paravent scien­ti­fique, peut-être vau­drait-il mieux dire, pour reprendre le terme d’Orwell, elle va uti­li­ser la now­langue scientiste.

Revêtant l’habit de la science, et mimant les scien­ti­fiques, le « scien­tisme » est en fait la forme contem­po­raine de la croyance béate propre au dog­ma­tisme reli­gieux. Les esprits fumeux ayant le mono­pole du dis­cours public sont, en effet, les croyants dog­ma­tiques du mythe du Progrès, de la néces­si­té de la mon­dia­li­sa­tion, de la pré­va­lence de l’économie et autres incan­ta­tions de la même eau.

Devant cette méfiance gran­dis­sante, ce « on » indé­fi­ni carac­té­ri­sant la Caste au pou­voir agite le paravent scientifique.

Il s’agit là d’un posi­ti­visme étri­qué qui, comme le rap­pelle Charles Péguy, n’est qu’une réduc­tion médiocre du grand « posi­ti­visme mys­tique » d’Auguste Comte. La consé­quence de ce posi­ti­visme étri­qué est le maté­ria­lisme sans hori­zon qui fut la marque par excel­lence de la moder­ni­té. Matérialisme bru­tal que n’arrivent pas à mas­quer les dis­cours gran­di­lo­quents, dou­ce­reux, empa­thiques ou tout sim­ple­ment fri­voles propres au pou­voir poli­tique et aux « médias mains­tream » (véri­table Ministère de la Propagande) lui ser­vant la soupe.

C’est parce qu’il n’est pas enra­ci­né dans l’expérience col­lec­tive que le « scien­tiste » se recon­naît à la suc­ces­sion de men­songes pro­fé­rés à tout venant. L’exemple des sin­cé­ri­tés suc­ces­sives à pro­pos des masques ou des tests, est, à cet égard, exem­plaire. Mais ces men­songes soi-disant scien­ti­fiques sont aux anti­podes de ce qu’est une science authentique.

Souvenons-nous, ici, de la concep­tion d’Aristote. Avoir la science d’une chose, c’est en avoir une connais­sance assu­rée. C’est-à-dire qui consiste à mon­trer en quoi cette chose est ain­si et pas autre­ment. C’est bien ce qu’oublie le « scien­tisme » dont se parent les élites poli­tiques et divers experts média­tiques qui trans­forment la crise sani­taire en véri­table fan­tasme. Et ce afin de « tenir » le peuple et de confor­ter sa soumission.

Le peuple-enfant

Big Brother 1984

Ce fai­sant, ce « on » ano­nyme qu’est le Big Brother éta­tique ne sert pas la science. Il se sert de la science pour des objec­tifs poli­tiques ou éco­no­miques : main­tien du consu­mé­risme, ado­ra­tion du « veau d’or du maté­ria­lisme », per­du­rance de l’économicisme propre à la moder­ni­té. C’est cela que pro­fèrent, ad nau­seam, ceux que Louis-Ferdinad Céline nom­mait, bel­le­ment, les « rabâ­cheurs d’étronimes sot­tises » ; char­gés de refor­ma­ter n’importe quel « qui­dam » en lui ser­vant, à tout pro­pos, la soupe de la bien-pen­sance[2]. Et ce afin de le main­te­nir dans une « réi­fi­ca­tion » objec­tale qui est l’enjeu de la crise sani­taire deve­nue un fan­tasme de plus en plus enva­his­sant. Car pour reprendre l’image du Big Brother et du psit­ta­cisme domi­nant, il s’agit bien d’infantiliser le peuple. Répéter, méca­ni­que­ment, des mots vides de sens, que même ceux qui les emploient ne com­prennent pas, ou de travers.

Considérer le peuple comme un enfant inca­pable de prendre les bonnes déci­sions, inca­pable de juger ou de dis­cer­ner ce qui est bon pour lui et pour la col­lec­ti­vi­té, voi­là bien l’essence même de la « popu­lo­pho­bie » carac­té­ri­sant les élites en faillite.

En faillite, car une élite est légi­time lorsqu’elle est gref­fée sur la sagesse popu­laire. C’est ce qu’exprime l’adage : « omnis auc­to­ri­tas ad popu­lo ». Et par­ler, à tire lari­got, de « popu­lisme » est le signe que la greffe n’a pas pris, ou n’existe plus. En oubliant ce que j’ai, en son temps, nom­mé la « cen­tra­li­té sou­ter­raine », propre à la puis­sance du peuple, on ne peut plus sai­sir la pous­sée inté­rieure de la sève vitale. Ce qui est l’authentique science : avoir une connais­sance essen­tielle de la sub­stan­tielle réa­li­té, celle de la vie quotidienne.

Les technocrates

Voilà ce que sont inca­pables de faire les faux savants et les vrais sophistes qui déna­turent la rai­son authen­tique, celle s’appuyant sur le sen­sible, c’est-à-dire sur ce qui est réel. Parler de popu­lisme, c’est ne rien sai­sir de la bon­ho­mie du peuple, ne rien com­prendre à sa « popularité ».

Le signe le plus évident de cette décon­nexion, c’est lorsqu’on entend l’actuel loca­taire de l’Élysée par­ler avec condes­cen­dance des mani­fes­ta­tions, par exemple celles du Premier Mai, comme étant le fait de « cha­mailleurs » qu’il faut bien tolé­rer. Étant enten­du, sous-enten­du, que ces cha­maille­ries ne doivent en rien per­tur­ber le tra­vail sérieux et ration­nel de la tech­no­cra­tie au Pouvoir.

Voilà ce que sont inca­pables de faire les faux savants et les vrais sophistes qui déna­turent la rai­son authen­tique, celle s’appuyant sur le sensible.

Technocratie inca­pable d’être atten­tive à la voix de l’instinct. Voix de la mémoire col­lec­tive, amon­ce­lée depuis on ne sait plus quand, ni pour­quoi. Mais mémoire immé­mo­riale, celle de la socié­té offi­cieuse devant ser­vir de fon­de­ment à l’éphémère socié­té offi­cielle, celle des pouvoirs.

Cette voix de l’instinct avait, de longue tra­di­tion, gui­dé la recherche de l’Absolu. Et ce de quelque nom que l’on pare celui-ci. L’incarnation de l’absolu étant ce que l’on peut appe­ler, après mon maître Gilbert Durand, une « struc­ture anthro­po­lo­gique » essen­tielle. Et c’est cette recherche que la moder­ni­té s’est employée à dénier en la vul­ga­ri­sant, la « pro­fa­ni­sant » en un mythe du Progrès au ratio­na­lisme mor­bide et au maté­ria­lisme on ne peut plus étroit. D’où sont sor­tis le consu­mé­risme et le mon­dia­lisme libéral.

La socialité ordinaire

Auguste Comte, pour carac­té­ri­ser l’état de la socié­té propre aux Temps modernes disait judi­cieu­se­ment reduc­tio ad unum. L’un de l’Universalisme, l’un du Progressisme, l’un du Rationalisme, de l’Économicisme, du Consumérisme etc. C’est bien contre cette uni­té abs­traite que la colère gronde, que la méfiance s’accroit. Et c’est bien parce qu’elle pressent que des sou­lè­ve­ments ne vont pas tar­der à se mani­fes­ter que la Caste au pou­voir, celle des poli­tiques et de leurs per­ro­quets média­tiques, s’emploie à sus­ci­ter la peur, le refus du risque, la déné­ga­tion de la fini­tude humaine dont la mort est la forme achevée.

C’est pour essayer de frei­ner, voire de bri­ser cette méfiance dif­fuse que l’élite en déshé­rence uti­lise jusqu’à la cari­ca­ture les valeurs qui firent le suc­cès de ce que j’appellerais le « bour­geoi­sisme moderne ». Autre manière de dire le libé­ral mondialisme.

Ce que le Big Brother nomme le « confi­ne­ment » n’est rien d’autre que l’individualisme épis­té­mo­lo­gique qui, depuis la Réforme pro­tes­tante, fit le suc­cès de l’« esprit du capi­ta­lisme »(Max Weber). « Gestes bar­rières », « dis­tan­cia­tion sociale » et autres expres­sions de la même eau ne sont rien d’autre que ce que l’étroit mora­lisme du XIXe siècle nom­mait « le mur de la vie pri­vée ». Ou encore cha­cun chez soi, cha­cun pour soi.

Pour le dire d’une manière plus sou­te­nue, en emprun­tant ce terme à Stendhal, il s’agit là d’un pur « égo­tisme », forme exa­cer­bée d’un égoïsme oubliant que ce qui fonde la vie sociale est un « être-ensemble » struc­tu­rel. Socialité de base que la sym­bo­lique des bal­cons, en Italie, France ou Brésil, rap­pelle on ne peut mieux.

L’effervescence en ges­ta­tion va rap­pe­ler, à bon escient, qu’un huma­nisme bien com­pris, c’est-à-dire un huma­nisme inté­gral, repose sur un lien fait de soli­da­ri­té, de géné­ro­si­té et de par­tage. Voilà ce qui est l’incarnation de l’absolu dans la vie cou­rante. On ne peut plus être, sim­ple­ment, enfer­mé dans la for­te­resse de son « chez soi ». On n’existe qu’avec l’autre, que par l’autre. Altérité que l’injonction du confi­ne­ment ne manque pas d’oublier.

La mascarade des masques

Amusons-nous avec une autre cari­ca­ture : la mas­ca­rade des masques.Masques Venise

Souvenons-nous que tout comme la Réforme pro­tes­tante fut un des fon­de­ments de la moder­ni­té sous l’aspect reli­gieux, Descartes le fut sous la dimen­sion phi­lo­so­phique. Qu’ils en soient ou non conscients, c’est bien sous son égide que les tenants du pro­gres­sisme déve­loppent leurs théo­ries de l’émancipation, leurs diverses trans­gres­sions des limites et autres thé­ma­tiques de la libération.

Descartes donc, par pru­dence, annon­çait qu’il avan­çait mas­qué (« lar­va­to pro­deo »). Mais ce qui n’était qu’une élé­gante bou­tade devient une impé­ra­tive injonc­tion grâce à laquelle l’élite pense confor­ter son pou­voir. Resucée de l’antique, et sou­vent délé­tère, thea­trum mun­di !

On ne dira jamais assez que la dégé­né­res­cence de la cité est cor­ré­la­tive de la « théâ­tro­cra­tie ». Qui est le propre de ceux que Platon nomme dans Le mythe de la Caverne, « les mon­treurs de marion­nettes » (République, VII). Ce sont les maîtres de la parole, fai­sant voir des mer­veilles aux pri­son­niers enchaî­nés au fond d’une caverne. La mer­veille de nos jours ce sera la fin d’une épi­dé­mie si l’on sait res­pec­ter la pan­to­mime géné­ra­li­sée : avan­cer mas­qué. Le spec­ta­cu­laire généralisé

N’est-ce point cela que Guy Debord annon­çait lorsqu’après la « Société du spec­tacle » (1967) dans un com­men­taire ulté­rieur, il par­lait du « spec­tacle inté­gré ». Sa thèse, connue ? com­prise ? c’est l’aliénation, c’est-à-dire deve­nir étran­ger à soi-même à par­tir du consu­mé­risme et ce grâce au spec­tacle géné­ra­li­sé. Ce qui abou­tit à la géné­ra­li­sa­tion du men­songe : le vrai est un moment du faux.

Dans la théâ­tra­li­té de la Caste poli­tique, cela ne vous rap­pelle-t-il rien ? Le faux se pré­sente mas­qué, comme étant un bien. Ce que Jean Baudrillard nom­mait le « simu­lacre » (1981) : masque du réel, ce qui masque la pro­fonde réa­li­té du réel. Ce que Joseph de Maistre nom­mait la « réité » !

Comme ce que fut la série amé­ri­caine « Holocauste », le masque consiste à sus­ci­ter des fris­sons dis­sua­sifs (de nos jours, la peur de l’épidémie, voire de la pan­dé­mie) comme « bonne conscience de la catas­trophe ». En la matière, implo­sion de l’économicisme domi­nant où la valeur d’usage telle qu’Aristote l’analyse (Le Politique ch. III, par 11) est rem­pla­cée par la valeur d’échange.

C’est ce que les mon­treurs de marion­nettes, incons­ciem­ment (ils sont tel­le­ment incultes) pro­meuvent. Le masque, sym­bole d’une appa­rence, ici de la pro­tec­tion, ne ren­voyant à aucune « réité », mais se pré­sen­tant comme la réa­li­té elle-même.

La finitude humaine

Pour don­ner une réfé­rence entre Platon et Baudrillard, n’est-ce pas cela le « diver­tis­se­ment » de Pascal ? Cette recherche des biens maté­riels, l’appétence pour les acti­vi­tés futiles, le faire savoir plu­tôt qu’un savoir authen­tique, toutes choses qui, élé­ments de lan­gage aidant, consti­tuent l’essentiel du dis­cours poli­tique et des raba­che­ries média­tiques. Toutes choses puant le men­songe à plein nez, et essayant de mas­quer que ce qui fait la gran­deur de l’espèce humaine, c’est la recon­nais­sance et l’acceptation de la mort.

Car pour le Big Brother le « crime-pen­sée » par excel­lence est bien la recon­nais­sance de la fini­tude humaine. De ce point de vue, le confi­ne­ment et la mas­ca­rade géné­ra­li­sée sont, dans la droite ligne du véri­table dan­ger de toute socié­té humaine : l’aseptie de la vie sociale. Protection géné­ra­li­sée, éva­cua­tion totale des mala­dies trans­mis­sibles, lutte constante contre les germes pathogènes.

Cette « pas­teu­ri­sa­tion » est, à bien des égards, tout à fait louable. C’est quand elle devient une idéo­lo­gie tech­no­cra­tique qu’elle ne manque pas d’être elle-même patho­gène. Très pré­ci­sé­ment en ce qu’elle nie ou dénie cette struc­ture essen­tielle de l’existence humaine, la fini­tude. Ce que résume Heidegger en rap­pe­lant que « l’être est vers la mort » (Sein zum Tode). À l’opposé de la mort écar­tée, la mort doit être assu­mée, ritua­li­sée, voire homéo­pa­thi­sée. Ce que dans sa sagesse la tra­di­tion catho­lique avait fort bien cris­tal­li­sé en ren­dant un culte à « Notre Dame de la bonne Mort ».

Une communion nécessaire

Bistro terrasse café

Si l’on com­prend bien que, dans les cas de soins don­nés à des per­sonnes conta­gieuses, les soi­gnants observent toutes les règles d’hygiène, masque, dis­tan­cia­tion et pro­tec­tions diverses, ces mêmes règles appli­quées urbi et orbi à des per­sonnes soup­çon­nées a prio­ri d’être conta­mi­nantes, ne peuvent qu’être vécues comme un déni de l’animalité de l’espèce humaine. Réduire tous les contacts, tous les échanges aux seules paroles, voire aux paroles étouf­fées par un masque, c’est en quelque sorte renon­cer à l’usage des sens, au par­tage des sens, à la socia­li­té repo­sant sur le fait d’être en contact, de tou­cher l’autre : embras­sades, câlins et autres formes de tac­ti­li­té. Et refu­ser l’animalité expose au risque de bes­tia­li­té : les diverses vio­lences intra-fami­liales ponc­tuant le confi­ne­ment comme les déla­tions diverses en sont un témoi­gnage probant.

Le confi­ne­ment comme néga­tion de l’être-ensemble, la mas­ca­rade comme forme paroxys­tique de la théâ­tra­li­té, tout cela tente, pour assu­rer la per­du­rance du pou­voir éco­no­mi­ciste et poli­tique, de faire oublier le sens de la limite et de l’indépassable fra­gi­li­té de l’humain. En bref l’acceptation de ce que Miguel de Unamuno nom­mait le « sen­ti­ment tra­gique de l’existence ».

C’est ce sen­ti­ment qui assure, sur la longue durée, la per­du­rance du lien social. C’est cela même qui est le fon­de­ment de la bon­ho­mie popu­laire : soli­da­ri­té, entraide, par­tage, que la sur­ad­mi­nis­tra­tion propre à la tech­no­cra­tie est inca­pable de com­prendre. C’est ce sen­ti­ment, éga­le­ment, qui au-delà de l’idéologie pro­gres­siste, dont l’aspect dévas­ta­teur est de plus en plus évident, tend à pri­vi­lé­gier une démarche « pro­gres­sive ». Celle de l’enracinement, du loca­lisme, de l’espace que l’on par­tage avec d’autres. Sagesse éco­so­phique. Sagesse atten­tive à l’importance des limites accep­tées et serei­ne­ment vécues. C’est tout cela qui per­met de com­prendre la mys­té­rieuse com­mu­nion issue des épreuves non pas déniées, mais par­ta­gées. Elle tra­duit la fécon­di­té spi­ri­tuelle, l’exigence spi­ri­tuelle propres aux jeunes géné­ra­tions. Ce qu’exprime cette image de Huysmans : « coa­li­tion de cer­velles, d’une fonte d’âmes » !

C’est bien cette com­mu­nion, qui, par­fois s’exprime sous forme paroxys­tique. Les sou­lè­ve­ments pas­sés ou à venir en sont l’expression ache­vée. À ces moments-là, le men­songe ne fait plus recette. Qui plus est, il se retourne contre ceux qui le pro­fèrent. N’est-ce point cela que relève Boccace dans le Decameron : « Le trom­peur est bien sou­vent à la mer­ci de celui qu’il a trom­pé ». Acceptons-en l’augure.

Michel Maffesoli
Professeur Émérite à la Sorbonne
Membre de l’Institut Universitaire de France

[1] Lire : Pourquoi la Fondation Bill & Melinda Gates a sub­ven­tion­né le jour­nal Le Monde à hau­teur de 4 mil­lions de dol­lars ?
[2] Cf. Michel Maffesoli, La force de l’imaginaire, éd. Liber, 2019, ch. 3 : « Sciences incer­taines », p. 35 et M. Maffesoli et Hélène Strohl, La faillite des élites, Cerf, 2019.

Michel Maffesoli – Être postmoderne

Michel Maffesoli - Être postmoderne

Michel Maffesoli – La Nostalgie du sacré (à paraître le 20 mai 2020)

Michel Maffesoli - Nostalgie sacré

1 commentaire

  1. La Caste au Pouvoir, celle des poli­tiques et de leurs per­ro­quets média­tiques, s’emploie à sus­ci­ter la peur.

    Répondre

Envoyer le commentaire

Votre adresse e‑mail ne sera pas publiée. Les champs obli­ga­toires sont indi­qués avec *

Je sou­haite être notifié(e) par mes­sa­ge­rie des nou­veaux com­men­taires publiés sur cet article.