Réalisme versus idéal démocratique
Avec le conflit en Ukraine, le monde occidental est en train de payer au prix fort d’avoir cru à une théorie erronée de la politique internationale. Politique qui s’entend au sens américain, bien sûr, essentiellement réduit à la pensée dominante du parti démocrate dont la conception manichéenne divise le monde en « gentils » (ceux qui incarnent les valeurs libérales) et « méchants » (à peu près tous les autres) soutenant que les conflits résultent essentiellement des pulsions agressives des autocrates, des dictateurs et autres dirigeants non libéraux. Dès lors, pour les « gentils » démocrates libéraux, la solution consiste à renverser les tyrans pour répandre la démocratie, le libre marché et des institutions, posant en principe que les démocraties ne se font pas la guerre. Ainsi, depuis plus de trente ans, les responsables occidentaux pensent que la démocratie libérale, l’ouverture des marchés, l’État de droit et autres valeurs « progressistes » ont vocation à s’imposer largement et qu’un ordre libéral mondial est à portée de main.
À l’opposé, le réalisme part du constat que les États ne peuvent pas savoir avec certitude ce que les autres sont susceptibles de faire un jour ou l’autre. Ce qui les rend réticents à se faire confiance et les encourage à se protéger contre la possibilité de voir un État puissant tenter de leur nuire un jour. Or, après la guerre froide, les élites occidentales ont hâtivement conclu que le réalisme n’était plus approprié et que les idéaux libéraux devaient guider les politiques étrangères. Forts de cette idéologie, ils ont inconsidérément voulu élargir la sphère de l’OTAN en Europe de l’est, contre l’avis de plusieurs experts américains de premier plan dont l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger. Les partisans de l’élargissement ont imposé leur point de vue en faisant valoir que l’évidence des intentions « pacifiques » de l’OTAN persuaderaient facilement Moscou de ne pas s’inquiéter. Plus naïf, tu meurs.
En effet, les préoccupations de la Russie se sont accrues à mesure que l’élargissement se poursuivait et plus encore lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, en 2003. La décision de l’administration Bush de proposer la candidature de la Géorgie et de l’Ukraine à une adhésion à l’OTAN (lors du sommet de Bucarest en 2008) alors que ces deux pays n’étaient pas en mesure de satisfaire aux critères d’adhésion et que d’autres membres de l’OTAN s’y opposaient, a fait monter la défiance de Moscou encore d’un cran. Après que l’administration Obama a outrepassé la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies pour aider à éliminer le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, cette défiance était au plus haut. Enfin, en 2013 et 2014, l’ingérence américaine dans la révolution dite de Maïdan a définitivement anéanti la confiance de la Russie envers les Occidentaux. Ces derniers ont alors été pris au dépourvu lorsque, en réaction, le président russe a ordonné la prise de la Crimée et soutenu les mouvements séparatistes russophones dans les provinces du Dombass.
En Occident, il est de bon ton aujourd’hui de défendre sans réserve l’expansion de l’OTAN et de rejeter la totale responsabilité de la crise ukrainienne sur Poutine. Certes, le dirigeant russe ne mérite aucune sympathie eu égard à sa politique intérieure répressive, sa corruption évidente, ses mensonges répétés et ses expéditions meurtrières contre les exilés russes qui ne représentent pourtant aucun danger pour son régime. À cet égard, ses voisins ont donc les meilleures raisons de se méfier à leur tour de la Russie. Mais, aussi dérangeant que cela puisse être, il faut considérer – voire admettre – que l’alignement géopolitique de l’Ukraine constitue un intérêt vital pour la Russie. Et ce n’est pas parce que Poutine est un autocrate impitoyable, grand nostalgique du passé soviétique, qu’il faut mépriser cette donnée fondamentale. Aussi Washington a‑t-elle joué les mauvaises cartes en insistant pour que l’Ukraine puisse adhérer à l’OTAN car c’était précisément pour Moscou un casus belli. Les États-Unis et l’OTAN auraient dû l’appréhender plus finement et résoudre ce problème par la diplomatie en faisant de réelles concessions. Ils n’auraient certainement pas obtenu tout ce qu’ils souhaitaient mais c’était devenu le prix à payer pour leur irresponsable expansion au-delà des limites raisonnables. De deux maux, il faut toujours choisir le moindre.
Quant à l’Ukraine, son meilleur espoir d’une résolution pacifique eût été que ses dirigeants et le Peuple se rendent compte que la bataille entre la Russie et l’Amérique (sous couvert de l’OTAN) pour obtenir l’allégeance de Kiev conduirait à un désastre pour leur pays. L’Ukraine en fait le tardif et douloureux constat aujourd’hui. Elle aurait dû voir le vent venir et déclarer qu’elle voulait continuer à rester un pays neutre, ce qu’elle a été de 1992 à 2008, année où l’OTAN a imprudemment annoncé que l’Ukraine rejoindrait l’Alliance. Le dénouement tragique auquel nous assistons aurait donc pu être évité avec moins de passion et plus de réalisme des uns et des autres.
L’hubris immodéré des décideurs américains est donc, une fois encore, à l’origine d’une crise qui dégénère en conflit. Tant qu’ils ne tempéreront pas leur volonté d’imposer leur modèle libéral au monde et ne comprendront pas mieux les avantages – inconfortables parfois mais vitaux – du réalisme, ils se heurteront toujours à des crises similaires. Quand on a un Poutine en face de soi, on ne joue pas avec les allumettes. Cette fois, le feu est en Europe et les vertueux démocrates en portent une grande responsabilité.
Charles ANDRÉ
D’après une réflexion de Stephen M. Walt (notre illustration à la une) : Liberal Illusions Caused the Ukraine Crisis
« L’important n’est pas de convaincre mais de donner à réfléchir. »
Très bon article et de bon sens, malheureusement nos vassaux européens sont corrompus par les USA et l’OTAN.