Michel Maffesoli : contre le « wokisme »

17 jan­vier 2023 | Aucun com­men­taire

Toujours en forme, Michel Maffesoli, « l’in­tel­lo rebelle »(1) vient de publier deux livres coup sur coup :

Michel Maffesoli - Temps des peurs
Les édi­tions du cerf

Son ana­lyse des temps « modernes » s’ins­crit par­fai­te­ment dans la constance de son œuvre.

(1) En réfé­rence à notre article du 3 octobre 2022.

Contre le « wokisme »

Depuis une dizaine d’années Michel Maffesoli, tout en pour­sui­vant une œuvre de phi­lo­so­phie sociale exi­geante et par­fois dif­fi­cile, nous offre, dans l’intervalle pour­rait-on dire de ses publi­ca­tions, des livres d’accès plus facile et sou­vent entés sur l’actualité la plus récente.
C’est ain­si qu’il avait ana­ly­sé la crise sani­taire comme crise de civi­li­sa­tion dans Le Temps des sou­lè­ve­ments (Cerf, 2021) et qu’il nous offre main­te­nant Le Temps des peurs.
Ce livre est une ana­lyse des méca­nismes du pou­voir uti­li­sant les dif­fé­rentes crises (Covid, Ukraine, Pénuries etc.) selon ce qu’il nomme « la stra­té­gie de la peur ». Revenant sur les constats faits dans L’Ère des sou­lè­ve­ments, il s’attache aux dif­fé­rentes facettes des « paniques » sinon créées, du moins outran­ciè­re­ment ampli­fiées par les divers pou­voirs poli­tique, média­tique, admi­nis­tra­tif voire uni­ver­si­taire.
Le terme même de stra­té­gie de la peur n’est pas propre à cet auteur et a durant ces trois der­nières années été lar­ge­ment uti­li­sé par ceux que l’on nomme de manière erro­née (voir ci-des­sous) les « com­plo­tistes ».

Je pense complotiste

Manifestation anti-vax anti-pass, Nice, 7 août 2021

Mais l’intérêt de l’ouvrage de Maffesoli, c’est qu’il relit l’actualité dans une pers­pec­tive d’anthropologie poli­tique. Il tente de com­prendre pour­quoi le pou­voir en place a besoin de cette stra­té­gie pour sou­mettre le peuple, notam­ment parce que les buts qu’il affiche ne sont plus en phase avec les aspi­ra­tions popu­laires. En effet, la recherche pure­ment indi­vi­duelle d’un mieux – être maté­riel tou­jours plus consom­ma­toire et la sou­mis­sion à une logique pure­ment éco­no­mique, pro­duc­ti­viste et maté­ria­liste n’est pas ce qui carac­té­rise les jeunes géné­ra­tions.
Il expose ensuite com­ment le pou­voir agit. C’est là qu’un retour sur cette struc­ture anthro­po­lo­gique de l’humanité que consti­tue la peur est bien­ve­nu. La peur fait par­tie des grands arché­types qui consti­tuent la conscience humaine, indi­vi­duelle et col­lec­tive. C’est la conscience de la fini­tude humaine, de l’imperfection de notre condi­tion, de l’existence du mal. Maffesoli a publié il y a une ving­taine d’années un ouvrage inti­tu­lé « La Part du diable » ! En deve­nant adulte l’homme prend conscience de l’inéluctabilité de la mort. D’où le sen­ti­ment géné­ra­le­ment par­ta­gé de peur.Émile Bayard - peur - crainte
C’est sur ce « fond de peur » que s’inscrit la stra­té­gie poli­tique d’asservissement du peuple. Les gou­ver­nants font croire au peuple qu’ils pour­raient les pro­té­ger de la fin iné­luc­table, qu’ils pour­raient en quelque sorte éra­di­quer tout dan­ger et vaincre la mort. Dans la droite ligne de la théâ­tro­cra­tie qu’est deve­nu le jeu poli­tique, le dan­ger est mis en scène dans une sorte de récit fic­tion­nel emprun­tant aux diverses ficelles de la com­mu­ni­ca­tion. Mobilisation d’experts, mise en scène dra­ma­tiques, mani­pu­la­tion des chiffres, tout cela sur fond d’une idéo­lo­gie du pro­grès infan­ti­li­sante.
Cette mise en scène rem­place alors les rites et les croyances ances­traux et tra­di­tion­nels, éla­bo­rés par les com­mu­nau­tés humaines pour affron­ter ensemble ce des­tin mor­tel, par une croyance scien­tiste et construc­ti­viste qui fait fi de « l’ordre des choses », des lois naturelles.

Maffesoli montre d’ailleurs comment les idéologies « wokistes » et « anti-complotistes » participent de ce rationalisme pervers

Le wokisme, sous ses dehors éman­ci­pa­teurs, en revient à la stricte logique iden­ti­taire, déve­lop­pée par la moder­ni­té, assi­gnant chaque indi­vi­du à une iden­ti­té de race, de genre etc. Au contraire de ce qui se vit, en tout cas de manière émer­gente dans la socié­té post­mo­derne, c’est-à-dire la plu­ra­li­té de la per­sonne au tra­vers d’identifications mul­tiples et labiles. Le wokisme est un moyen uti­li­sé par le pou­voir pour s’affilier de petits sol­dats contes­ta­taires, prêts sans cesse à cen­su­rer tout écart à une doxa rigide. Mais ce construc­ti­visme social n’est par­ta­gé que par une mino­ri­té d’individus, atta­chés à un indi­vi­dua­lisme des plus rétro­grades.
Quant à l’usage dis­ci­pli­naire voire tota­li­taire de l’accusation com­plo­tiste, elle par­ti­cipe au déni­gre­ment et à la stig­ma­ti­sa­tion a prio­ri de toute pen­sée ou croyance dis­si­dente, selon une méthode des plus sta­li­nienne. La remise en cause des dik­tats tech­no­cra­tiques pseu­do-médi­caux et faus­se­ment scien­ti­fiques, l’attachement aux rites et aux tra­di­tions ances­trales, la défense de la liber­té d’expression notam­ment reli­gieuse, mais éga­le­ment uni­ver­si­taire et scien­ti­fique, toutes ces manières de pen­ser et d’être sont qua­li­fiées de com­plo­tistes et de fas­cistes. Les pou­voirs média­tiques, poli­tiques, admi­nis­tra­tifs et bien sûr finan­ciers pra­tiquent ce que Pasolini nom­mait « le fas­cisme de l’antifascisme ».
L’accusation de com­plo­tisme adres­sée à des som­mi­tés scien­ti­fiques exprime la fai­blesse épis­té­mo­lo­gique de ces dénon­cia­teurs, chantres d’une véri­té dog­ma­tique quand elle n’est pas tout sim­ple­ment l’habit revê­tu par la cupi­di­té d’un capi­ta­lisme sans ver­gogne. On le sait Staline était un grand para­noïaque, et Maffesoli montre bien, depuis d’ailleurs ses pre­miers ouvrages (La Violence tota­li­taire) le méca­nisme tota­li­taire à l’œuvre dans les tota­li­ta­rismes du XXe siècle, nazisme et com­mu­nisme, mais éga­le­ment dans ce qu’il a appe­lé le tota­li­ta­risme doux, notam­ment celui de l’idéologie du pro­grès.
Au fond, le méca­nisme est simple et vieux comme le monde : les hommes sont prêts à vendre leur âme ou leur liber­té en échange de la pro­tec­tion. Protection contre le dan­ger de l’Enfer, tel que l’a décrit Delumeau, pro­tec­tion encore plus illu­soire aujourd’hui contre ce dan­ger de la mort bio­lo­gique. Ainsi le méca­nisme de ser­vi­tude volon­taire à l’œuvre durant les trois der­nières années a été enclen­ché par la pré­sen­ta­tion comme dan­ger mor­tel de ce qui n’était au fond qu’une mise en scène guer­rière d’une épi­dé­mie banale, qui a essen­tiel­le­ment fait mou­rir de vieilles per­sonnes à qui l’on avait fait croire qu’elles pour­raient vivre éter­nel­le­ment. Cacher la mort iné­luc­table en la trans­for­mant en un endor­mis­se­ment médi­ca­men­teux, en iso­lant les mou­rants, en cachant les morts et en inter­di­sant les ras­sem­ble­ments funé­raires, voi­là autant de stra­ta­gèmes qui pour­tant ne pour­ront pas faire long feu.
C’est cette fac­ti­ci­té, cette arti­fi­cia­li­té du dis­cours poli­tique du pou­voir qui va engen­drer en une saine, mais vio­lente réac­tion, des sou­lè­ve­ments, des révoltes, mais éga­le­ment une forme de Renaissance col­lec­tive, un renou­vel­le­ment des soli­da­ri­tés, un par­tage, de nou­velles formes d’altruisme.
Attentif depuis de longues années à la tri­ba­li­sa­tion du monde, au renou­veau de ce qu’il a nom­mé « l’idéal com­mu­nau­taire », Michel Maffesoli sait voir loin au-delà des contin­gences poli­tiques et poli­ti­ciennes de l’actualité.
C’est pour­quoi son ouvrage, paru en même temps que Le Temps des peurs, et inti­tu­lé Logique de l’assentiment doit être consi­dé­ré comme l’assise du premier.

La logique de l’assentiment est au fond une sorte d’aboutissement du chemin de pensée que Maffesoli parcourt depuis son premier ouvrage paru en 1976, Logique de la domination

Il y décri­vait, dans une accep­tion plu­tôt mar­xienne que mar­xiste, la stra­té­gie de domi­na­tion du pou­voir. Comment durant la moder­ni­té s’était impo­sée une logique d’émancipation indi­vi­duelle, au détri­ment des valeurs de par­tage, de soli­da­ri­té, de com­mu­nau­té. Comment le maté­ria­lisme, le pro­duc­ti­visme avaient peu à peu éloi­gné les com­mu­nau­tés humaines du sen­ti­ment reli­gieux, c’est-à-dire de la rela­tion à autrui, aux autres êtres et à l’Être.
Pour Maffesoli la post­mo­der­ni­té contem­po­raine voit le retour d’un reli­gieux vu non comme une trans­cen­dance sur­plom­bante, mais comme un rela­tio­nisme, une mise en rela­tion des hommes entre eux et avec la nature. C’est cela l’Être au monde, l’Être ensemble.
La logique de l’assentiment décrit donc l’arrière fond des sou­bre­sauts actuels, on pour­rait dire les ins­crit dans la longue durée des époques et chan­ge­ments d’époque. L’assentiment n’est pas une notion poli­tique ou psy­cho­lo­gique, ce n’est pas la rési­gna­tion à la condi­tion domi­née, c’est au contraire l’expression de la toute puis­sance du Nous, qu’il appelle tan­tôt « sagesse popu­laire », tan­tôt « tra­di­tion », tan­tôt « idéal com­mu­nau­taire ».
Face aux jeux et mises en scène d’un pou­voir de plus en plus accu­lé aux jeux de miroirs et jeux de dupes, la sagesse popu­laire ne dénie ni la Mort ni le mal, mais trace, tant bien que mal son vou­loir vivre.
C’est parce que La logique de l’assentiment témoigne de la séré­ni­té et du joyeux opti­misme d’un intel­lec­tuel à l’œuvre foi­son­nante, mais par­fois rugueuse, que Le Temps des peurs n’est en rien un trai­té de col­lap­so­lo­gie.
Certes, nous sommes à la fin d’une époque et les crises sani­taire, éco­no­mique voire géo­po­li­tique témoignent avant tout de la dif­fi­cul­té des élites au pou­voir à com­prendre que les grandes valeurs sur les­quelles s’était fon­dée la moder­ni­té, indi­vi­dua­lisme, pro­duc­ti­visme, culte du pro­grès scien­ti­fique et tech­nique et fina­le­ment éco­no­mi­cisme sont satu­rées et que d’autres valeurs, c’est-à-dire d’autres aspi­ra­tions com­munes, un autre ima­gi­naire émergent.
Tous les débats actuels témoignent de cette frac­ture pro­fonde entre le peuple et ceux qui pré­tendent le repré­sen­ter, les élites poli­tiques, syn­di­cales, intel­lec­tuelles. En témoigne ces jours-ci le débat sur l’âge de la retraite. Personne ne pose la ques­tion de ce que signi­fie, pour les jeunes géné­ra­tions en tout cas, le fait d’être obnu­bi­lé par le départ en retraite dès leur entrée dans la vie active. Ne serait-ce pas jus­te­ment parce que le tra­vail tel qu’il est conçu et orga­ni­sé, pure valeur éco­no­mique, ne répond en rien à leurs aspi­ra­tions à une plus grande créa­ti­vi­té, à des rap­ports de tra­vail plus col­la­bo­ra­tifs, et peut être tout sim­ple­ment à un rejet de nombre de tâches qui n’ont ni sens ni éthique.
Comme dans nombre de pro­tes­ta­tions contem­po­raines, les reven­di­ca­tions avan­cées, les jus­ti­fi­ca­tions appor­tées sont pour part super­fé­ta­toires. Elles empruntent le vieux lan­gage poli­tique (« The Stock of know­ledge » disait Schütz, le stock de mots, de concepts qu’on a sous la main), mais tra­duisent avant tout le désir d’être ensemble, de se retrou­ver, de faire com­mu­nau­té, fût-ce le temps d’une mani­fes­ta­tion.
Maffesoli aime le peuple, il reven­dique d’ailleurs ses ori­gines ouvrières. (Voir la dédi­cace à son père, dans L’Ombre de Dionysos (1982, 6e réédi­tion, Le Cerf, 2022). N’a‑t-il pas appris très tôt, lui le fils et petit-fils de mineurs de fond que la seule manière de résis­ter à l’incessante pré­sence de la Mort et à la peur quo­ti­dienne de l’accident frap­pant les pères, c’était de par­ti­ci­per aux nom­breux rites, culi­naires, fes­tifs, ludiques de sa com­mu­nau­té villageoise.

Albert Anker -- Enterrement enfant - 1863

Albert Anker – Enterrement d’un enfant – 1863

C’est ain­si que Logique de l’assentiment et Le Temps des peurs expriment de manière par­ti­cu­liè­re­ment forte son enra­ci­ne­ment dans la vie de tous les jours et dans une tra­di­tion de pen­sée plu­rielle et par­ti­cu­liè­re­ment riche.

Hélène Strohl

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