L’autre visage du drapeau corse

par | 31 octobre 2024 | 1 com­men­taire

Les der­niers évè­ne­ments qui se sont dérou­lés en Corse ont mis au pre­mier plan la notion d’identité corse et valo­ri­sé le dra­peau por­tant sur fond blanc la fameuse « tête de maure », noire et ceinte d’un ban­deau blanc. L’origine de cette repré­sen­ta­tion est connue. En 1281, Pierre III d’Aragon choi­sit cet emblème comme signe de domi­na­tion sur la Méditerranée ; sous-enten­du, en écho à la Reconquista, les Maures devaient être vain­cus éga­le­ment sur les flots. Et, bien évi­dem­ment, la téné­breuse tête ain­si arbo­rée était celle d’un enne­mi vain­cu. Plus tard, une légende corse dira que ce chef tran­ché appar­te­nait à un redou­table bar­ba­resque qui, ayant ten­té d’enlever une jeune fille, fut déca­pi­té par le fian­cé de cette dernière.

Blason Aragon

Gravure de 1499. Un ange pré­sente les armes de l’Aragon. Sous l’Arbre de Vie sur­mon­té de la croix chris­tique, on voit le bla­son de la Sardaigne : quatre têtes de maures que sépare la croix de saint Georges. Une seule de ces têtes bla­son­ne­ra la Corse.

Cet emblème issu de l’Espagne allait deve­nir celui de la Corse et il fut adop­té par Pascal Paoli, le Babbu di a Patria (le « Père de la Patrie »), en 1755.

Pascal Paoli - Babbu di a Patria

Et, à tra­vers diverses vicis­si­tudes, l’étendard blanc por­tant le pro­fil d’une tête noire tra­ver­sa deux siècles avant de sym­bo­li­ser l’identité corse ou, si l’on pré­fère, la « cor­si­tude »(1), terme qui fit son appa­ri­tion pen­dant les années où s’est affir­mé le désir d’autonomie (sinon d’indépendance) dans une par­tie de la popu­la­tion et sur­tout lorsque s’est impo­sée l’évidence d’une incon­tour­nable réa­li­té eth­no­cul­tu­relle de l’île. Mais, la signi­fi­ca­tion d’un tel emblème ne s’arrête pas là.
Il est à noter qu’au fil des ans, la tête noire chan­gea, pour ain­si dire, de phy­sio­no­mie. Les traits typi­que­ment afri­cains de l’origine se modi­fièrent au point qu’ils appa­raissent main­te­nant comme net­te­ment euro­péens, ain­si qu’on peut en juger :

Drapeau_Corse_ancien Drapeau_corse_tete_maure

Cette modi­fi­ca­tion (volon­taire ou non) incite à soup­çon­ner une sorte de mes­sage éso­té­rique qui outre­passe de beau­coup l’interprétation, sim­ple­ment poli­tique et mili­taire, confé­rée au pre­mier tra­cé issu de la Reconquista. Au fond, il serait loi­sible de regar­der ce pro­fil comme un visage non point de car­na­tion noire mais ombré : phé­no­mène optique résul­tant du fait que l’autre côté se trouve sur­ex­po­sé à la lumière. Ce qui ins­pire la tech­nique dite d’ « ombre chi­noise » bien connue des des­si­na­teurs et gra­phistes. Deux images illus­trent notre pro­pos. D’abord le Peter Pan de Walt Disney, puis la cou­ver­ture d’un livre mon­trant le pro­fil d’un per­son­nage que l’on iden­ti­fie­rait tout de suite même si le titre le dési­gnant manquait.

Peter Pan Sherlock Holmes

Sur l’étendard corse, il s’agit donc d’un visage cou­vert d’une ombre, ou dans l’ombre c’est-à-dire se dis­si­mu­lant ou, plus exac­te­ment, s’occultant. Ce qui nous conduit à évo­quer un article rédi­gé(2), en 1948, par l’ésotériste et orien­ta­liste fran­çais René Guénon et inti­tu­lé Les « têtes noires »(3). Il écrit en effet que, dans l’Antiquité et plus tar­di­ve­ment, cette dési­gna­tion, loin de s’appliquer uni­que­ment aux Éthiopiens, nom qui signi­fie lit­té­ra­le­ment « visages brû­lés » (sous l’effet calo­rique de l’astre diurne) s’est retrou­vée, à cer­taines époques, chez divers peuples dont, tout à l’est, les Chinois(4). Mais, pour Guénon, l’image de la « tête noire » est avant tout d’ordre sym­bo­lique et ren­voie à une signi­fi­ca­tion hau­te­ment méta­phy­sique. Ainsi que le pré­cise notre auteur, il y a deux façons d’interpréter la cou­leur noire.
• L’une la ramène à la matière et, en consé­quence, à l’obscurité de ce qui est dense et tel­lu­rique. D’où, autre­fois, pour les Indo-euro­péens, l’association de cette teinte au labeur(5). Parallèlement, avec le condi­tion­ne­ment inhé­rent à toute matière, il advient que l’évocation du noir se fasse péjo­ra­tive ; car l’absence d’ « éclai­re­ment » (dans tous les sens du terme) peut engen­drer tris­tesse, angoisse et ter­reur et l’on va jusqu’à confé­rer à ladite cou­leur une signi­fi­ca­tion malé­fique : des « idées noires » risquent de conduire à de « noirs des­seins » et même à convo­quer le « Prince des ténèbres » en per­sonne.
• L’autre nous ren­voie à quelque chose de supé­rieur : le noir cache et contient ce qui est non mani­fes­té, non visible aux yeux des pro­fanes. C’est l’apanage du divin que de ne pas se révé­ler. Ainsi que le sou­ligne per­ti­nem­ment René Guénon, le héros de La Bhagavad Gita, très célèbre texte de l’Inde, se nomme Arjuna, c’est-à-dire « Blanc », tan­dis que son cocher – tous deux attendent sur un char le moment de s’élancer dans la bataille – s’appelle Krishna (il s’agit du dieu qui, inco­gni­to, est venu assis­ter Arjuna), ce qui signi­fie « Noir ».

Krishna_Arjuna

Sur cette illus­tra­tion typique de l’Inde actuelle (par­ti­cu­liè­re­ment kitsch à nos yeux), l’épiderme de Krishna est plus fon­cé que celui d’Arjuna. Dans l’iconographie de cette nation, la grande majo­ri­té des images mon­trant Krishna pré­sente un dieu à la peau bleutée.

Le prince Arjuna est visible mais la divi­ni­té de Krishna ne se montre pas. Le divin peut donc se revê­tir de noir et nous son­geons à ces vierges noires que l’on vénère en divers lieux et par­ti­cu­liè­re­ment à Chartres ou dans l’église Saint Victor de Marseille (illus­tra­tion ci-dessous).

Vierge_noire_Saint-Victor_Marseille
Or, le divin était, par excel­lence, « en tête » de tout autre pré­oc­cu­pa­tion au sein des socié­tés « tra­di­tion­nelles » de l’Antiquité, du Moyen Âge ou per­du­rant chez divers peuples jusqu’à une époque rela­ti­ve­ment récente. Et, comme le remarque encore Guénon, « tête » est « en connexion avec les idées de “som­met” et de “prin­cipe”… »(6). Effectivement, « tête », « chef », « capi­taine », mais aus­si « Capitole » et « capi­tal », pour ne prendre que quelques exemples(7) ren­voient à des notions de com­man­de­ment, d’autorité, de capa­ci­té à diri­ger une action, un mou­ve­ment (cultu­rel, poli­tique) une entre­prise (quel que soit le pro­jet ou la réa­li­sa­tion auquel s’applique ce terme) et, bien enten­du, une nation. Dans ces condi­tions, il serait pos­sible de consi­dé­rer que la « tête noire » du dra­peau corse repré­sen­te­rait un concept « capi­tal », essen­tiel, mais mani­fes­té de façon ano­nyme par sa cou­leur même. Couleur qui, redi­sons-le, pour­rait pro­ve­nir d’une inten­si­té solaire ombrant ce visage. Si l’on consi­dère l’actuel contexte poli­ti­co-cultu­rel de la Corse, il est évident que ce concept est celui de l’identité de son peuple. En des temps où la mon­dia­li­sa­tion menace gra­ve­ment les spé­ci­fi­ci­tés eth­niques, la (pseu­do) « tête du maure » muée désor­mais en pro­fil sor­ti de la sta­tuaire grecque antique devrait « pola­ri­ser » les inter­ro­ga­tions sur ce qui consti­tue les racines les plus pro­fondes de l’appartenance à la terre corse.
Jean-Louis_Leca_drapeau_corse
Vaste et enthou­sias­mant pro­gramme et, s’il m’était per­mis, je pro­po­se­rais à ceux qui l’entreprendront de consi­dé­rer deux choses « capi­tales ». D’abord, l’extrême l’importance du site archéo­lo­gique de Filitosa avec ses sta­tues men­hirs qui semblent tou­jours veiller sur l’île et trans­mettre silen­cieu­se­ment le mes­sage d’un monde où seul impor­tait l’être et non point le paraître. Ces visages de roc, à peine esquis­sés, rame­nés à l’essentiel, relèvent de la même « imper­son­na­li­té active »(8) que la « tête noire ».

Filitosa_Corse
En second inter­vient ce que nous nom­mons la « géo­gra­phie sym­bo­lique » de l’île avec, par­ti­cu­la­ri­té pour le moins remar­quable, son orien­ta­tion d’autant plus net­te­ment nord-sud — ou plu­tôt sud-nord ! — que le Cap Corse, le Sacrum Promontorium des anciens, s’étire en direc­tion du Septentrion. On dirait un index qui désigne le Pôle. Et, selon diverses tra­di­tions indo-euro­péennes, l’extrême nord aurait été, en des temps oubliés, le siège d’une civi­li­sa­tion déten­trice d’un pro­di­gieux savoir. Raison pour laquelle les pyra­mides de Gizeh indiquent le Pôle avec une rare exac­ti­tude et qu’à Delphes, cœur de la reli­gio­si­té grecque, on célé­brait le culte d’Apollon hyper­bo­réen(9).

P‑G. S.

Les articles du même auteur

P.-G. S.

Définition : carac­tère de ce qui est propre à la Corse.

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Dans la revue Études Traditionnelles.

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Intégré dans le recueil d’articles inti­tu­lé Symboles de la Science sacrée, Éditions Gallimard, Paris, 2002, p. 112

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D’abord sous le règne de l’empereur Chouen (2317−2208 avant notre ère), puis, bien plus tard durant la dynas­tie Tsing (IIIe siècle avant notre ère), comme le rap­pelle Guénon ; op. cit., p. 112.

Q

Il advient que le bleu rem­place le noir. Il reste une for­mule illus­trant cela puisque l’on parle d’un « bleu de tra­vail ».

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Ibid., p. 114.

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On pense aux « Capitouls » de Toulouse

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Selon une for­mule chère à l’un des grands pen­seurs de la Tradition (à côté de René Guénon), Julius Evola.

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Thèmes déjà évo­qués dans de pré­cé­dents articles

Q

1 commentaire

  1. Rien d’é­ton­nant que les Légendes ont pu s’en­ra­ci­ner si pro­fon­dé­ment au fil du temps !… Faisant suite aux fables mytho­lo­giques (Mytho de Mythomane…), il y a tou­jours quel­qu’un ou une secte, pour en remettre une couche géné­ra­tion­nel­le­ment ! Au début, c’é­tait pour les Zenfants et les veillées, mais comme ça marche aus­si sur une quan­ti­té effa­rante de gens, instruit(e)s, initié(e)s ou pas !… alors, pour­quoi pas en faire du bon beurre … Pour les épinards !

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