Vous avez dit liberté, égalité et fraternité ?

Tout le monde connaît la fameuse tri­lo­gie répu­bli­caine ins­crite aux fron­ton des édi­fices publics. En ces temps fort per­tur­bés, il nous est appa­ru inté­res­sant de nous inter­ro­ger sur ce qu’il est adve­nu de cette lumi­neuse devise.

Commençons par l’égalité. Tout le monde a déjà pu consta­ter qu’elle avait lais­sé sa place à l’« éga­li­ta­risme » sous les assauts répé­tés des mino­ri­tés, visibles et invi­sibles, reven­di­quant en son nom tout et n’importe quoi. Mais en ce moment, où l’on est prié de res­ter chez soi et de n’en point sor­tir sous peine de se voir tra­qué par la maré­chaus­sée sour­cilleuse, la notion d’égalité en prend un sacré coup : on voit des citoyens de souche qui se confinent doci­le­ment et les citoyens de papiers qui s’affranchissent osten­si­ble­ment des lois de la République. En outre, par­mi les confi­nés, il y a ceux qui vivent ça dans un stu­dio sans bal­con et ceux qui le subissent en vil­la avec pis­cine sur l’île de Ré. Les condi­tions ne sont pas tout à fait les mêmes, on en convien­dra.
Vous avez dit égalité ?

Continuons avec la fra­ter­ni­té. Dans l’esprit des fon­da­teurs de la 1ère République, elle enga­geait les êtres humains à « agir les uns envers les autres dans un esprit fra­ter­nel ». En clair, elle exhor­tait à faire preuve de soli­da­ri­té. En fait, la fra­ter­ni­té a sur­tout per­mis aux pou­voirs publics d’imposer à tous l’impôt orga­ni­sé et recou­vré par ses soins, sous cou­vert de la sup­po­sée juste loi. Passons…
Depuis le 16 mars, la fra­ter­ni­té se borne essen­tiel­le­ment à des applau­dis­se­ments sur les bal­cons, le soir à 20 heures, juste après que le bon doc­teur Salomon a annon­cé d’un ton impas­sible le nombre des vic­times du jour. On la voit aus­si se mani­fes­ter par­mi les audi­teurs de RTL qui dénoncent à l’op­por­tu­niste Pascal Praud le com­por­te­ment « irres­pon­sable » de ceux qui n’ont pas, à leur image, som­bré dans la para­noïa. Parfois elle appa­raît même, ô com­bien admi­rable, chez ceux qui envoient les flics contrô­ler leurs voi­sins avec l’espoir mal­sain de les voir sanc­tion­nés. Elle s’affiche aus­si au tra­vers de chan­son­nettes mièvres créées par des exi­lés fis­caux pour leur publi­ci­té.
Vous avez dit fraternité ?

Enfin, il y a la liber­té. Là, c’est une tout autre affaire. D’après une défi­ni­tion géné­rale admise, la « liber­té » est un concept qui désigne « la pos­si­bi­li­té d’action ou de mou­ve­ment sans contrainte ». La Déclaration des droits de l’Homme de 1789 sti­pule qu’elle « consiste à pou­voir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». La phi­lo­so­phie, elle, consi­dère la notion de « liber­té » comme émi­nem­ment sub­jec­tive. Au même titre que ces fameuses « liber­tés » telles que défi­nies – et sen­sées être « pro­té­gées » – par la Convention euro­péenne des droits de l’Homme. En son article 8, celle-ci sti­pule : « Toute per­sonne a droit au res­pect de sa vie pri­vée et fami­liale, de son domi­cile et de sa cor­res­pon­dance. Ce droit englobe […] la pro­tec­tion contre les écoutes télé­pho­niques, la col­lecte d’informations à carac­tère pri­vé par les ser­vices de sécu­ri­té d’un État […]. »
Or, à quoi assis­tons-nous aujourd’hui si ce n’est à la vio­la­tion de ces droits « pro­té­gés » au tra­vers d’une accu­mu­la­tion de règles liber­ti­cides ? Des règles qui ne sont, en aucune façon, liées à la gra­vi­té de la mala­die mais à l’impéritie de nos gou­ver­nants inca­pables de faire face au pro­blème qui se pose et qu’ils ont déli­bé­ré­ment refu­sé d’anticiper. Car ils sont bien res­pon­sables, eux et leurs pré­dé­ces­seurs, du manque de moyens du ser­vices public de san­té. Ils ont eux-mêmes orga­ni­sé l’incapacité, pour les hôpi­taux, de sup­por­ter le nombre de malades en réani­ma­tion. Aidés par les médias aux ordres, ils ont donc orga­ni­sé et entre­te­nu la peur col­lec­tive pour mieux faire, ensuite, l’apologie de la poli­tique d’enfermement qui n’avait, pour but prin­ci­pal, que d’éviter l’engorgement des ser­vices de soins inten­sifs des hôpi­taux. Avec ce slo­gan per­vers « Restez chez vous, sau­ve­rez des vies », ils ont réus­si à concré­ti­ser la dys­to­pie ima­gi­née par Aldous Huxley dans son roman Le meilleur des mondes : rogner les liber­tés fon­da­men­tales du peuple avec son consentement.

Carlos Alberto da Costa Armorim (cari­ca­tu­riste bré­si­lien né en 1964)

En 1987, lors du déve­lop­pe­ment du SIDA, notam­ment dans les milieux homo­sexuels pari­siens, Jean-Marie Le Pen, le pré­sident du Front natio­nal, avait fait scan­dale en disant qu’un « sidaïque » était conta­gieux, qu’il conve­nait de voir « comme un lépreux » et de le pla­cer dans un centre spé­cia­li­sé (« Sidatorium »). À l’époque, il était encore impen­sable qu’on pro­pose pareille incon­grui­té. Le fichage des malades ? Mon dieu, quelle hor­reur ! Moins de qua­rante ans plus tard, tout passe auprès du public lobo­to­mi­sé. Y com­pris le tra­çage et la sur­veillance via le télé­phone mobile et inter­net. Car, nous dit-on, cela sera mis en place pour « notre bien », pour nous pro­té­ger des per­sonnes infec­tées. Et bien sûr, la cau­tion sera : « sur la base du volon­ta­riat ». Ah, alors, si c’est pour nous pro­té­ger et si ce n’est pas obli­gé, ma foi… Et le sup­po­si­toire glisse ! La peur a fait place au sou­la­ge­ment. Le petit peuple est ras­su­ré. Il ne voit pas le piège. D’autant que son per­ni­cieux Président lui a don­né un gage de plus : il a fait appel à la « res­pon­sa­bi­li­té » des plus de 65 ans pour res­ter confi­nés après le 11 mai. De la sorte, il décharge sa res­pon­sa­bi­li­té sur l’auto-culpabilisation des séniors ame­nés se dire : « Si je sors, je mets en péril la com­mu­nau­té… ». À eux la cré­celle quand les plus jeunes auront le fil à la patte.
Vous avez dit liberté ?

À ce stade de ma réflexion, je songe à l’œuvre d’Eugène Delacroix, La Liberté gui­dant le peuple, réa­li­sée en 1830, ins­pi­rée par la révo­lu­tion des Trois Glorieuses et plus par­ti­cu­liè­re­ment à la reprise qu’en a faite le « street artist » PBOY sur un mur du XVIIIe arron­dis­se­ment de Paris. On y voit les révo­lu­tion­naires en armes revê­tus du fameux gilet jaune. Pboy - Delacroix - Liberté guidant peuple - Aubervilliers

Ce sym­bole poli­tique fort pour­rait-il deve­nir la nou­velle figure allé­go­rique du peuple de France se sou­le­vant contre un Pouvoir deve­nu plus liber­ti­cide que jamais ? La sor­tie de crise pour­rait-elle être le théâtre d’un réveil des consciences ? Le pou­voir auto­cra­tique macro­nien pour­rait-il vaciller ?

On peut tou­jours rêver… Cela n’est pas encore interdit.

Charles André