Michel Maffesoli : contre le « wokisme »
Toujours en forme, Michel Maffesoli, « l’intello rebelle »(1) vient de publier deux livres coup sur coup :
Les éditions du cerf |
Son analyse des temps « modernes » s’inscrit parfaitement dans la constance de son œuvre.
(1) En référence à notre article du 3 octobre 2022.
Contre le « wokisme »
Depuis une dizaine d’années Michel Maffesoli, tout en poursuivant une œuvre de philosophie sociale exigeante et parfois difficile, nous offre, dans l’intervalle pourrait-on dire de ses publications, des livres d’accès plus facile et souvent entés sur l’actualité la plus récente.
C’est ainsi qu’il avait analysé la crise sanitaire comme crise de civilisation dans Le Temps des soulèvements (Cerf, 2021) et qu’il nous offre maintenant Le Temps des peurs.
Ce livre est une analyse des mécanismes du pouvoir utilisant les différentes crises (Covid, Ukraine, Pénuries etc.) selon ce qu’il nomme « la stratégie de la peur ». Revenant sur les constats faits dans L’Ère des soulèvements, il s’attache aux différentes facettes des « paniques » sinon créées, du moins outrancièrement amplifiées par les divers pouvoirs politique, médiatique, administratif voire universitaire.
Le terme même de stratégie de la peur n’est pas propre à cet auteur et a durant ces trois dernières années été largement utilisé par ceux que l’on nomme de manière erronée (voir ci-dessous) les « complotistes ».
Mais l’intérêt de l’ouvrage de Maffesoli, c’est qu’il relit l’actualité dans une perspective d’anthropologie politique. Il tente de comprendre pourquoi le pouvoir en place a besoin de cette stratégie pour soumettre le peuple, notamment parce que les buts qu’il affiche ne sont plus en phase avec les aspirations populaires. En effet, la recherche purement individuelle d’un mieux – être matériel toujours plus consommatoire et la soumission à une logique purement économique, productiviste et matérialiste n’est pas ce qui caractérise les jeunes générations.
Il expose ensuite comment le pouvoir agit. C’est là qu’un retour sur cette structure anthropologique de l’humanité que constitue la peur est bienvenu. La peur fait partie des grands archétypes qui constituent la conscience humaine, individuelle et collective. C’est la conscience de la finitude humaine, de l’imperfection de notre condition, de l’existence du mal. Maffesoli a publié il y a une vingtaine d’années un ouvrage intitulé « La Part du diable » ! En devenant adulte l’homme prend conscience de l’inéluctabilité de la mort. D’où le sentiment généralement partagé de peur.
C’est sur ce « fond de peur » que s’inscrit la stratégie politique d’asservissement du peuple. Les gouvernants font croire au peuple qu’ils pourraient les protéger de la fin inéluctable, qu’ils pourraient en quelque sorte éradiquer tout danger et vaincre la mort. Dans la droite ligne de la théâtrocratie qu’est devenu le jeu politique, le danger est mis en scène dans une sorte de récit fictionnel empruntant aux diverses ficelles de la communication. Mobilisation d’experts, mise en scène dramatiques, manipulation des chiffres, tout cela sur fond d’une idéologie du progrès infantilisante.
Cette mise en scène remplace alors les rites et les croyances ancestraux et traditionnels, élaborés par les communautés humaines pour affronter ensemble ce destin mortel, par une croyance scientiste et constructiviste qui fait fi de « l’ordre des choses », des lois naturelles.
Maffesoli montre d’ailleurs comment les idéologies « wokistes » et « anti-complotistes » participent de ce rationalisme pervers
Le wokisme, sous ses dehors émancipateurs, en revient à la stricte logique identitaire, développée par la modernité, assignant chaque individu à une identité de race, de genre etc. Au contraire de ce qui se vit, en tout cas de manière émergente dans la société postmoderne, c’est-à-dire la pluralité de la personne au travers d’identifications multiples et labiles. Le wokisme est un moyen utilisé par le pouvoir pour s’affilier de petits soldats contestataires, prêts sans cesse à censurer tout écart à une doxa rigide. Mais ce constructivisme social n’est partagé que par une minorité d’individus, attachés à un individualisme des plus rétrogrades.
Quant à l’usage disciplinaire voire totalitaire de l’accusation complotiste, elle participe au dénigrement et à la stigmatisation a priori de toute pensée ou croyance dissidente, selon une méthode des plus stalinienne. La remise en cause des diktats technocratiques pseudo-médicaux et faussement scientifiques, l’attachement aux rites et aux traditions ancestrales, la défense de la liberté d’expression notamment religieuse, mais également universitaire et scientifique, toutes ces manières de penser et d’être sont qualifiées de complotistes et de fascistes. Les pouvoirs médiatiques, politiques, administratifs et bien sûr financiers pratiquent ce que Pasolini nommait « le fascisme de l’antifascisme ».
L’accusation de complotisme adressée à des sommités scientifiques exprime la faiblesse épistémologique de ces dénonciateurs, chantres d’une vérité dogmatique quand elle n’est pas tout simplement l’habit revêtu par la cupidité d’un capitalisme sans vergogne. On le sait Staline était un grand paranoïaque, et Maffesoli montre bien, depuis d’ailleurs ses premiers ouvrages (La Violence totalitaire) le mécanisme totalitaire à l’œuvre dans les totalitarismes du XXe siècle, nazisme et communisme, mais également dans ce qu’il a appelé le totalitarisme doux, notamment celui de l’idéologie du progrès.
Au fond, le mécanisme est simple et vieux comme le monde : les hommes sont prêts à vendre leur âme ou leur liberté en échange de la protection. Protection contre le danger de l’Enfer, tel que l’a décrit Delumeau, protection encore plus illusoire aujourd’hui contre ce danger de la mort biologique. Ainsi le mécanisme de servitude volontaire à l’œuvre durant les trois dernières années a été enclenché par la présentation comme danger mortel de ce qui n’était au fond qu’une mise en scène guerrière d’une épidémie banale, qui a essentiellement fait mourir de vieilles personnes à qui l’on avait fait croire qu’elles pourraient vivre éternellement. Cacher la mort inéluctable en la transformant en un endormissement médicamenteux, en isolant les mourants, en cachant les morts et en interdisant les rassemblements funéraires, voilà autant de stratagèmes qui pourtant ne pourront pas faire long feu.
C’est cette facticité, cette artificialité du discours politique du pouvoir qui va engendrer en une saine, mais violente réaction, des soulèvements, des révoltes, mais également une forme de Renaissance collective, un renouvellement des solidarités, un partage, de nouvelles formes d’altruisme.
Attentif depuis de longues années à la tribalisation du monde, au renouveau de ce qu’il a nommé « l’idéal communautaire », Michel Maffesoli sait voir loin au-delà des contingences politiques et politiciennes de l’actualité.
C’est pourquoi son ouvrage, paru en même temps que Le Temps des peurs, et intitulé Logique de l’assentiment doit être considéré comme l’assise du premier.
La logique de l’assentiment est au fond une sorte d’aboutissement du chemin de pensée que Maffesoli parcourt depuis son premier ouvrage paru en 1976, Logique de la domination
Il y décrivait, dans une acception plutôt marxienne que marxiste, la stratégie de domination du pouvoir. Comment durant la modernité s’était imposée une logique d’émancipation individuelle, au détriment des valeurs de partage, de solidarité, de communauté. Comment le matérialisme, le productivisme avaient peu à peu éloigné les communautés humaines du sentiment religieux, c’est-à-dire de la relation à autrui, aux autres êtres et à l’Être.
Pour Maffesoli la postmodernité contemporaine voit le retour d’un religieux vu non comme une transcendance surplombante, mais comme un relationisme, une mise en relation des hommes entre eux et avec la nature. C’est cela l’Être au monde, l’Être ensemble.
La logique de l’assentiment décrit donc l’arrière fond des soubresauts actuels, on pourrait dire les inscrit dans la longue durée des époques et changements d’époque. L’assentiment n’est pas une notion politique ou psychologique, ce n’est pas la résignation à la condition dominée, c’est au contraire l’expression de la toute puissance du Nous, qu’il appelle tantôt « sagesse populaire », tantôt « tradition », tantôt « idéal communautaire ».
Face aux jeux et mises en scène d’un pouvoir de plus en plus acculé aux jeux de miroirs et jeux de dupes, la sagesse populaire ne dénie ni la Mort ni le mal, mais trace, tant bien que mal son vouloir vivre.
C’est parce que La logique de l’assentiment témoigne de la sérénité et du joyeux optimisme d’un intellectuel à l’œuvre foisonnante, mais parfois rugueuse, que Le Temps des peurs n’est en rien un traité de collapsologie.
Certes, nous sommes à la fin d’une époque et les crises sanitaire, économique voire géopolitique témoignent avant tout de la difficulté des élites au pouvoir à comprendre que les grandes valeurs sur lesquelles s’était fondée la modernité, individualisme, productivisme, culte du progrès scientifique et technique et finalement économicisme sont saturées et que d’autres valeurs, c’est-à-dire d’autres aspirations communes, un autre imaginaire émergent.
Tous les débats actuels témoignent de cette fracture profonde entre le peuple et ceux qui prétendent le représenter, les élites politiques, syndicales, intellectuelles. En témoigne ces jours-ci le débat sur l’âge de la retraite. Personne ne pose la question de ce que signifie, pour les jeunes générations en tout cas, le fait d’être obnubilé par le départ en retraite dès leur entrée dans la vie active. Ne serait-ce pas justement parce que le travail tel qu’il est conçu et organisé, pure valeur économique, ne répond en rien à leurs aspirations à une plus grande créativité, à des rapports de travail plus collaboratifs, et peut être tout simplement à un rejet de nombre de tâches qui n’ont ni sens ni éthique.
Comme dans nombre de protestations contemporaines, les revendications avancées, les justifications apportées sont pour part superfétatoires. Elles empruntent le vieux langage politique (« The Stock of knowledge » disait Schütz, le stock de mots, de concepts qu’on a sous la main), mais traduisent avant tout le désir d’être ensemble, de se retrouver, de faire communauté, fût-ce le temps d’une manifestation.
Maffesoli aime le peuple, il revendique d’ailleurs ses origines ouvrières. (Voir la dédicace à son père, dans L’Ombre de Dionysos (1982, 6e réédition, Le Cerf, 2022). N’a‑t-il pas appris très tôt, lui le fils et petit-fils de mineurs de fond que la seule manière de résister à l’incessante présence de la Mort et à la peur quotidienne de l’accident frappant les pères, c’était de participer aux nombreux rites, culinaires, festifs, ludiques de sa communauté villageoise.
C’est ainsi que Logique de l’assentiment et Le Temps des peurs expriment de manière particulièrement forte son enracinement dans la vie de tous les jours et dans une tradition de pensée plurielle et particulièrement riche.
Hélène Strohl
De Michel Maffesoli :
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