La France crée ses Blackwater/​Wagner : le décret discret qui externalise la guerre

7 décembre 2025 | 1 com­men­taire

Olivier Frot - France-Soir - 24 septembre 2025Olivier Frot inter­vient régu­liè­re­ment dans nos colonnes (voir ci-des­sous [Articles du même auteur]). Nous appré­cions ses ana­lyses tou­jours très per­ti­nentes que lui apporte sa double expé­rience mili­taire(1) et juri­dique(2).
Ancien offi­cier des Forces spé­ciales et doc­teur en droit, il est par­ti­cu­liè­re­ment bien pla­cé pour nous éclai­rer sur la mise en œuvre — dis­crète — par nos diri­geants actuels, de la pri­va­ti­sa­tion de l’Armée.

Olivier Frot nous auto­rise à relayer l’a­na­lyse qu’il a récem­ment publiée dans France-Soir(3).

Le gou­ver­ne­ment de M. Lecornu a dis­crè­te­ment publié un décret1 « n° 2025–1030 rela­tif aux opé­ra­teurs de réfé­rence du minis­tère des armées pour la coopé­ra­tion mili­taire inter­na­tio­nale »(4).
Ce texte, assez court, tient sur un rec­to-ver­so et s’articule en onze articles, qui défi­nissent en par­ti­cu­lier, l’intention du gou­ver­ne­ment (article 1), les mis­sions pou­vant être confiées à ces opé­ra­teurs (articles 2 et 3) et les moda­li­tés de sélec­tion de ces entre­prises (articles 6 et 7).

De quoi s’agit-il ?

Un rapide tour d’horizon nous dévoile, d’après l’article 1 du décret, qu’il s’agit de « répondre aux besoins de la France en matière de coopé­ra­tion mili­taire et de pré­ser­ver ses capa­ci­tés opé­ra­tion­nelles ». Selon les dis­po­si­tions de l’article 2, ces opé­ra­teurs sont « spé­ci­fi­que­ment créés » pour « accom­pa­gner et pro­lon­ger l’action de l’État en matière de coopé­ra­tion inter­na­tio­nale mili­taire. Ils peuvent inter­ve­nir :
« 1° Au pro­fit d’un État tiers fai­sant face à une situa­tion de crise ou de conflit armé ;
2° En s’inscrivant dans le cadre d’un par­te­na­riat mili­taire opé­ra­tion­nel ;
3° En concou­rant à la réa­li­sa­tion d’une opé­ra­tion d’exportation d’équipements de défense pré­ci­sé­ment iden­ti­fiée ».
Les domaines d’action concernent l’ensemble du spectre mili­taire : « le ter­restre, le mari­time, l’aérien, le spa­tial et la cyber­dé­fense ».
Les mis­sions confiées à ces opé­ra­teurs peuvent concer­ner la for­ma­tion, l’entraînement, le main­tien en condi­tion opé­ra­tion­nelle ou le sou­tien. Le décret pré­cise que « pour ce faire, ils assurent la trans­mis­sion contrô­lée, directe ou indi­recte, des savoir-faire mili­taires des forces armées fran­çaises et for­ma­tions rat­ta­chées et en garan­tissent la pro­tec­tion ». Il est pré­vu que ces opé­ra­teurs puissent faire l’objet d’habilitation par le ministre des armées, « à exploi­ter des docu­ments clas­si­fiés au titre de la pro­tec­tion du secret de la défense natio­nale ou pro­té­gés au titre de la pro­prié­té intel­lec­tuelle ».

Dans la pra­tique, ces opé­ra­teurs pour­raient être char­gés de mettre en œuvre des équi­pe­ments spé­ci­fiques four­nis par la France et néces­si­tant des com­pé­tences poin­tues et une for­ma­tion longue : pilo­tage d’avions Rafale, ser­vice de canons Caesar…
Dans la pra­tique tou­jours, la fron­tière avec la par­ti­ci­pa­tion directe aux hos­ti­li­tés est ténue, comme on a pu le consta­ter en Irak pour le compte des USA avec des socié­tés telles que Blackwater.
Une dis­po­si­tion du décret appa­raît peu claire quant à son appli­ca­tion pra­tique et à ses inten­tions : « pour les pres­ta­tions exé­cu­tées sur le ter­ri­toire natio­nal, ils s’associent avec les ser­vices de l’État ou ses éta­blis­se­ments publics afin de pro­po­ser aux États par­te­naires une offre cohé­rente avec les moyens publics exis­tants. » Quelles seraient ces pres­ta­tions exé­cu­tées sur le ter­ri­toire natio­nal ?
L’article 5 pré­voit l’attribution de « droits exclu­sifs ou spé­ciaux » aux opé­ra­teurs, sans les défi­nir. De quels droits s’agit-il ?

Un démembrement continu de l’État

Ce décret consacre en fait un nou­veau démem­bre­ment des ser­vices de l’État en direc­tion d’entreprises pri­vées, dans un domaine on ne peut plus réga­lien. L’externalisation est une ten­dance lourde, d’inspiration anglo-saxonne, qui affecte les armées de la France depuis un cer­tain nombre d’années, dans le domaine du sou­tien (prin­ci­pa­le­ment l’alimentation, l’habillement, le gar­dien­nage). Sans pour autant par­ler de pri­va­ti­sa­tion, de telles exter­na­li­sa­tions de mis­sion se pra­tiquent sous forme de contrats, donc de mar­chés publics.

Comment seront attribués ces contrats d’externalisation ?

Le Code de la com­mande publique, notam­ment dans sa par­tie réser­vée aux mar­chés de défense et de sécu­ri­té, pré­voit les pro­cé­dures de pas­sa­tion et d’exécution des mar­chés publics. Si le décret vise le Code de la com­mande publique, il défi­nit tou­te­fois des dis­po­si­tions spé­ci­fiques à ces mar­chés appe­lés ici « conven­tions cadre », se décli­nant en « conven­tions de mis­sion, à l’initiative du ministre de la défense et selon ses besoins ». Ces conven­tions-cadre peuvent être attri­buées pour une durée de dix ans, ce qui est déro­ga­toire aux dis­po­si­tions du Code de la com­mande publique qui limite la durée de tels contrats à sept ans. On note­ra que la lettre d’intention signée avec l’Ukraine pré­voit la four­ni­ture d’avions Rafale sur une durée de 10 ans, est-ce un hasard ?
La pro­cé­dure de pas­sa­tion de ces conven­tions s’apparente à une pro­cé­dure négo­ciée après mise en concur­rence. Les contrats seront réser­vés aux opé­ra­teurs implan­tés dans l’Union euro­péenne ou l’Espace éco­no­mique euro­péen, res­tric­tion aus­si pré­vue par le Code de la com­mande publique, concer­nant les seuls mar­chés de défense et de sécu­ri­té. Il sera inté­res­sant de véri­fier la mise en œuvre de ces pro­cé­dures de pas­sa­tion, en par­ti­cu­lier l’éventuelle publi­ca­tion d’avis de publi­ci­té de type « appel à can­di­da­ture » sur le Journal offi­ciel de l’UE, pra­tique impo­sée par le Code de la com­mande publique mais non rap­pe­lée dans le décret.

Qui sont ces opérateurs ? Peut-on les qualifier de mercenaires ?

Ces fameux « opé­ra­teurs de réfé­rence » tels que défi­nis dans ce décret sont en réa­li­té des « socié­tés mili­taires pri­vées » (SMP). Jusqu’à pré­sent, la France ne recon­nais­sait pas ce type d’activité et se limi­tait aux ESSD(5), « entre­prises de ser­vices de sécu­ri­té et de défense ». Un rap­port par­le­men­taire(6) avait exa­mi­né la ques­tion en 2012 et pré­co­ni­sait alors un enca­dre­ment légis­la­tif. Ce rap­port décri­vait l’enjeu d’externalisation de ce type d’activité et son inté­rêt, met­tant en avant la lutte contre la pira­te­rie. Ses rap­por­teurs regret­taient la fra­gi­li­té de l’offre fran­çaise et le « rela­tif silence du droit fran­çais », limi­té à deux lois et un décret(7). En l’espèce il s’agit ici d’un décret en Conseil d’État, auto­nome et ne visant aucune loi. Le Parlement n’a donc pas été consul­té pour cette exten­sion sen­sible des pos­si­bi­li­tés d’externalisation, alors que l’on pour­rait rai­son­na­ble­ment sou­te­nir que la créa­tion de telles entre­prises relève du domaine de la loi. C’était, du reste, ce que pré­co­ni­sait le rap­port par­le­men­taire pré­ci­té. Il y a donc une volon­té mani­feste de l’exécutif d’ignorer le Parlement, ce qui est une carac­té­ris­tique du pou­voir actuel, minoritaire.

Il convient de revenir sur ce qui caractérise les SMP et leur typologie

Lors d’un col­loque orga­ni­sé par la Fondation pour la recherche stra­té­gique en 2003, le géné­ral de corps d’armée (2S) Heinrich, alors pré­sident du conseil de sur­veillance de la socié­té GEOS(8), en avait don­né la typo­lo­gie sui­vante :
• « les entre­prises qui offrent des ser­vices de type mili­taire – la for­ma­tion, l’entraînement, le com­man­de­ment qui dis­posent de moyens lourds. J’inclus ici dans ce type de socié­té MPRI, Sandline, Executive Outcome, etc ».
• « les socié­tés qui dis­posent de ser­vices de type mili­taires dégra­dés pour la pro­tec­tion des infra­struc­tures, des zones, au pro­fit d’intérêts pri­vés. Je pense ici à la pro­tec­tion des matières pre­mières en Afrique. Les Américains et les Canadiens y sont très pré­sents. »
« Pour ces deux caté­go­ries, on trouve 90 socié­tés en Afrique, dont aucune n’est fran­çaise(9). »
• « La troi­sième caté­go­rie est fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rente : les entre­prises de sûre­té, qui ne dis­posent abso­lu­ment pas de moyens mili­taires, qui ne sont pas armées et qui offrent des ser­vices d’analyse de risques, de pré­ven­tion, de conseil, d’aide, d’organisation sur le ter­rain, au pro­fit d’entreprises, par exemple fran­çaises, qui veulent s’installer dans des zones à risque ».
« Geos n’est pas une entre­prise de mer­ce­na­riat, mais une socié­té de ser­vice qui pro­pose des ana­lyses de risque. »

Les USA uti­lisent beau­coup les SMP qui sont com­po­sées d’anciens mili­taires dont de nom­breux très haut gra­dés, anciens chefs d’état-major. Ces nou­veaux inter­ve­nants, selon les lois du mar­ché, sont venus satis­faire une demande en pro­po­sant une offre adap­tée, et n’entrent pas dans la défi­ni­tion de l’activité de mer­ce­naire, telle qu’elle a été éla­bo­rée par le droit inter­na­tio­nal (Protocole addi­tion­nel aux Conventions de Genève du 8 juin 1977(10), non rati­fié par la France, Convention de l’ONU(11) du 4 décembre 1989) et reprise par le droit fran­çais (loi de 2003 pré­ci­tée). Ces entre­prises se sont « illus­trées » dans les nom­breux conflits péri­phé­riques depuis une tren­taine d’années (ex-Yougoslavie, Irak, Afghanistan…), allant par­fois jusqu’à mener des actions de com­bat, mais sont plus géné­ra­le­ment char­gées de mis­sions de logis­tique ou de pro­tec­tion des biens et des personnes.

Les conséquences pratiques et immédiates de la publication de ce décret

En choi­sis­sant la voie régle­men­taire directe le gou­ver­ne­ment a vou­lu aller vite et pou­voir rapi­de­ment mettre en œuvre ce pro­jet. Dans quel but ? On peut rai­son­na­ble­ment envi­sa­ger, compte tenu de l’actualité avec le conflit ukrai­nien, la volon­té d’utiliser cette solu­tion pour envoyer des « troupes au sol ». L’avantage immé­diat est de se pas­ser de l’autorisation du Parlement, exi­gée par l’article 35 de la Constitution de 1958.
Cependant, ces entre­prises étant man­da­tées par le gou­ver­ne­ment, leur par­ti­ci­pa­tion serait de nature à qua­li­fier la République fran­çaise comme par­tie au conflit, tout en ayant contour­né la lettre des obli­ga­tions consti­tu­tion­nelles, confé­rant à ces pra­tiques une appa­rence de légalité.

Autre avan­tage pour un exé­cu­tif cynique : le retour des bles­sés et des morts serait dis­cret et sou­lè­ve­rait peu ou pas d’émotion dans la popu­la­tion, à la dif­fé­rence de mili­taires natio­naux (on se sou­vien­dra des suites de l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan).

Ces socié­tés n’existent pas encore en tant que telles en France mais cer­taines entre­prises telles que GEOS ou DCI, par exemple, pour­raient rapi­de­ment s’adapter et se ren­for­cer. Il va sans dire que les grandes SMP US pour­raient rapi­de­ment créer des filiales imma­tri­cu­lées en UE (Halliburton, KBR et autres) pour pou­voir can­di­da­ter, il faut pro­ba­ble­ment s’attendre à ce type de situa­tion. Compte tenu de la per­méa­bi­li­té de ces entre­prises avec le Pentagone, la CIA et autres agences fédé­rales US, il est évident que toute pré­ser­va­tion du secret des infor­ma­tions natio­nales serait lettre morte et par suite, le peu de sou­ve­rai­ne­té qui reste à la France.
Concernant les per­son­nels devant ren­for­cer les actuelles ESSD fran­çaises dans cette nou­velle confi­gu­ra­tion, on pour­rait même envi­sa­ger que le gou­ver­ne­ment pro­pose à des mili­taires d’active de se mettre en situa­tion de dis­po­ni­bi­li­té, pré­vue par les sta­tuts de la fonc­tion publique, le temps d’effectuer une mis­sion en tant que sala­rié de ces entre­prises, avec une rému­né­ra­tion sen­si­ble­ment supé­rieure à la « solde OPEX » des mili­taires, assor­tie d’une exi­gence de dis­cré­tion absolue.

Pour conclure, l’actuel gou­ver­ne­ment mino­ri­taire crée dis­crè­te­ment un nou­vel outil pour contour­ner l’autorisation par­le­men­taire et s’engager dans une fuite en avant bel­li­ciste, au risque d’achever de détruire la sou­ve­rai­ne­té natio­nale et d’engager la France dans un conflit qui n’est pas sou­hai­té par son peuple et dont les moti­va­tions pro­fondes n’ont jamais été expli­quées par le pou­voir politique.

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Oliver Frot

Officier saint-cyrien, le colo­nel Olivier Frot a ser­vi au sein des Forces spéciales.

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Docteur en droit public, Olivier Frot a sou­te­nu en 2012 une thèse por­tant sur l’État réga­lien et l’ex­ter­na­li­sa­tion, en pre­nant l’exemple du sec­teur de la Défense.

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Rapport des dépu­tés Christian Ménard et Jean-Claude Viollet du 14 février 2012 [source]

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Lois n° 83–829 du 12 juillet 1983, modi­fiée depuis par la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 et n°2003–340 rela­tive à la répres­sion de l’activité de mer­ce­naire, ain­si que le décret du 6 mai 1995 rela­tif aux armes et muni­tions et à leurs moda­li­tés d’autorisation de détention

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A l’époque de ce col­loque, la guerre d’Irak n’était pas encore déclen­chée. Il n’y a aucune SMP ou SSP fran­çaise en Irak, mais des Français ont pu être recru­té par des SMP anglo-saxonnes.

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Résolution n° 4434 du 4 décembre 1989 : Convention inter­na­tio­nale contre le recru­te­ment, l’utilisation, le finan­ce­ment et l’instruction des mercenaires

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