Daria Douguina

par | 5 sep­tembre 2022 | 3 Commentaires 

Le soir du 20 août 2022, Daria Douguina est morte à l’âge de 29 ans dans un lâche atten­tat ter­ro­riste près de Moscou.
J’avais eu la chance de la ren­con­trer lors d’une uni­ver­si­té d’é­té de jour­na­lisme, quelque part en Provence, il y a cinq ans je crois. C’était une jeune femme pétillante, brillante et pas­sion­née, qui s’ex­cu­sait de ne par­ler que cinq langues, alors que son père en par­lait dix… Sa vision d’une poli­tique eur­asienne déton­nait dans le monde actuel. Daria avait 29 ans, était diplô­mée en phi­lo­so­phie de l’u­ni­ver­si­té d’État de Moscou et avait étu­dié en pro­fon­deur le néo-pla­to­nisme, mais reven­di­quait éga­le­ment Antonio Gramsci, Martin Heidegger et le socio­logue fran­çais Jean Baudrillard comme réfé­rences cultu­relles. Le 4 juin, elle avait été incluse dans la liste des per­sonnes sanc­tion­nées par le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique (par­mi les­quelles le magnat Roman Abramovic) pour avoir expri­mé son sou­tien ou pro­mu des poli­tiques favo­rables à l’in­ter­ven­tion russe en Ukraine.
Elle se pré­sen­tait elle-même encore récemment :

« Je suis diplô­mée en his­toire de la phi­lo­so­phie de la facul­té de phi­lo­so­phie de l’u­ni­ver­si­té d’État de Moscou. Mes recherches ont por­té sur la phi­lo­so­phie poli­tique du néo-pla­to­nisme tar­dif, un sujet d’un inté­rêt infi­ni. La prin­ci­pale ligne de pen­sée de la phi­lo­so­phie poli­tique du néo-pla­to­nisme tar­dif est le déve­lop­pe­ment de l’i­dée d’une homo­lo­gie de l’âme et de l’État et de l’exis­tence d’un ordre triple simi­laire dans les deux. De même que dans l’âme il y a trois bases, de même dans l’État (et les pla­to­ni­ciens décrivent le modèle indo-euro­péen, plus tard par­fai­te­ment théo­ri­sé dans l’œuvre de Dumezil), il y a aus­si trois domaines – ce modèle se mani­feste dans l’Antiquité et au Moyen Âge. La com­pré­hen­sion exis­ten­tielle et psy­chique de la poli­tique est en fait per­due à bien des égards aujourd’­hui, car nous sommes habi­tués à ne voir la poli­tique que comme une tech­nique ; mais le pla­to­nisme révèle un lien pro­fond entre les pro­ces­sus poli­tiques et psy­chiques. Aujourd’hui, il est urgent de réta­blir une vision glo­bale des pro­ces­sus poli­tiques, c’est-à-dire d’exa­mi­ner la « poli­tique existentielle ».

Je suis une obser­va­trice poli­tique du « Mouvement inter­na­tio­nal eur­asien » et une experte en rela­tions inter­na­tio­nales. Mon domaine d’ac­ti­vi­té est l’a­na­lyse de la poli­tique et de la géo­po­li­tique euro­péennes. À ce titre, j’ap­pa­rais sur des chaînes de télé­vi­sion russes, pakis­ta­naises, turques, chi­noises et indiennes, pré­sen­tant une vision mon­diale mul­ti­po­laire des pro­ces­sus poli­tiques. Mes centres d’in­té­rêt sont à la fois l’es­pace de la civi­li­sa­tion euro­péenne et le Moyen-Orient, où une sorte de révo­lu­tion conser­va­trice est en train de se pro­duire – de la confron­ta­tion constante de l’Iran avec l’hé­gé­mo­nie amé­ri­caine ou de la lutte de la Syrie contre l’im­pé­ria­lisme occi­den­tal à la Turquie, qui montre main­te­nant des ten­dances inté­res­santes à s’é­loi­gner de l’OTAN et du bloc géo­po­li­tique anglo-saxon et tente de construire sa poli­tique étran­gère sur une base mul­ti­po­laire, en dia­logue avec la civi­li­sa­tion eur­asienne. Je pense qu’il est impor­tant de suivre les pro­ces­sus dans la région du Moyen-Orient, c’est l’une des étapes de la lutte contre l’im­pé­ria­lisme. D’autre part, je suis éga­le­ment très inté­res­sée par les pays afri­cains ; ils repré­sentent « l’autre » pour l’Europe et la Russie, dont l’a­na­lyse nous per­met de mieux com­prendre leur civi­li­sa­tion. L’Afrique a tou­jours été un élé­ment de rêve pour les Européens et les Russes – rap­pe­lons-nous le Voyage en Abyssinie et à Harare d’Arthur Rimbaud, ou le poète russe Nikolaï Gumilev qui s’est ins­pi­ré de Rimbaud (« Journal afri­cain ») et d’une série de poèmes sur l’Afrique, dans les­quels il révèle en fait l’Afrique comme une civi­li­sa­tion inex­plo­rée et pleine de sens que le colo­nia­lisme occi­den­tal a cruel­le­ment essayé de défaire et de détruire.

Aujourd’hui, des chan­ge­ments tec­to­niques ont lieu sur le conti­nent afri­cain, et la com­pa­rai­son entre les civi­li­sa­tions, l’oc­ci­den­tale et l’au­then­ti­que­ment afri­caine (si dif­fé­rente et si unique) est extrê­me­ment intéressante.

Pour moi, une ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante est le déve­lop­pe­ment de la théo­rie du monde mul­ti­po­laire. Il est clair que le moment mon­dia­liste est ter­mi­né, la fin du libé­ra­lisme est arri­vée, la fin de l’his­toire libé­rale. En même temps, il est extrê­me­ment impor­tant de com­prendre qu’une nou­velle phase pleine de défis, de pro­vo­ca­tions et de com­plexi­tés a com­men­cé. Le pro­ces­sus de créa­tion du mul­ti­po­la­risme, de struc­tu­ra­tion des blocs civils et de dia­logue entre eux est la tâche prin­ci­pale de tous les intel­lec­tuels aujourd’­hui. Samuel Huntington, en tant que réa­liste des rela­tions inter­na­tio­nales, a mis en garde à juste titre contre les risques d’un choc des civi­li­sa­tions. Fabio Petito, spé­cia­liste des rela­tions inter­na­tio­nales, a sou­li­gné que la construc­tion d’un « dia­logue des civi­li­sa­tions » est la tâche cen­trale et « la seule façon d’a­van­cer ». Par consé­quent, pour conso­li­der le monde mul­ti­po­laire, les zones fron­ta­lières (inter­mé­diaires) entre les civi­li­sa­tions doivent être trai­tées avec soin. Tous les conflits ont lieu aux fron­tières (dans les zones inter­mé­diaires) des civi­li­sa­tions, là où les atti­tudes s’af­frontent. Il est donc essen­tiel de déve­lop­per une men­ta­li­té de « fron­tière » (d’entre-deux) si l’on veut que le monde mul­ti­po­laire fonc­tionne plei­ne­ment et passe du « choc » au « dia­logue » des civi­li­sa­tions. Sans cela, il y a un risque de « clash ».

Les sanc­tions anti-russes com­mencent à affec­ter l’é­co­no­mie euro­péenne. Marine Le Pen, dans son débat avec Macron, les a qua­li­fiés à juste titre de « hara­ki­ri » pour l’é­co­no­mie fran­çaise. Mais réflé­chis­sons : qui a besoin d’une Europe affai­blie ? Plombée par les mesures de la pan­dé­mie, affai­blie par les sanc­tions anti-russes, l’Europe va devoir concen­trer toutes ses forces pour sau­ver son éco­no­mie ; dans une telle situa­tion, les béné­fi­ciaires de tous ces revers sont les Etats-Unis, qui peuvent réta­blir leur contrôle sur le conti­nent. Un Rimland indé­pen­dant est inac­cep­table pour la civi­li­sa­tion anglo-saxonne, le sen­ti­ment anti-amé­ri­cain et anti-OTAN crois­sant (en France, il faut le noter, Mélanchon, Le Pen, Zemmour et de nom­breux autres can­di­dats ont acti­ve­ment cri­ti­qué l’adhé­sion de la France à l’OTAN et qua­si­ment prô­né la réédi­tion du scé­na­rio gaul­liste de 1966) est une menace pour la domi­na­tion mon­diale des États-Unis. Par consé­quent, l’i­dée de sanc­tions anti-russes a été mise en œuvre dans le but égoïste d’af­fai­blir la région. Les élites de l’UE ont agi comme des inter­mé­diaires, des man­da­taires des mon­dia­listes dans cette entre­prise, et ont por­té un coup sévère au bien-être des peuples et des nations européennes.

Je demande ins­tam­ment à tous les lec­teurs de faire preuve d’es­prit cri­tique et de remettre en ques­tion les repor­tages des médias. Si les élites libé­rales occi­den­tales insistent tant pour sou­te­nir Kiev et dia­bo­li­ser Moscou, c’est qu’il y a une logique de pro­fit der­rière tout cela. Tout doit être remis en ques­tion. Il s’a­git d’un prin­cipe impor­tant qui nous per­met de gar­der une vision sobre. Dans la socié­té du spec­tacle, de la pro­pa­gande et de la nature tota­li­taire des sys­tèmes occi­den­taux, le doute est une étape essen­tielle pour sor­tir de la caverne… »Daria Douguina

Merci à Pietro Missiaggia pour la publi­ca­tion de ce texte.

Patrice Lemaître

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Patrice Lemaître

3 Commentaires 

  1. Très bien Daria Doughina. Sauf que sur une pho­to­gra­phie où elle est affec­tueu­se­ment appuyée contre son père lui même en che­mise noire avec un col orne­men­té de signes de réfé­rences, telle que publiée après son décès, elle forme de la main gauche un signe de recon­nais­sance maçon. Les cornes.

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    • Réponse à Dan57 et pré­ci­sions :
      Effectivement la pho­to com­plète de Daria Doughina avec son père la montre avec un signe de la main.
      Mais ce signe n’est pas le signe de recon­nais­sance maçon­nique sata­niste, pra­ti­qué par Macron par exemple, avec l’in­dex et l’au­ri­cu­laire qui des­sinent des cornes, en réfé­rence aux cornes du diable.
      Ici il s’a­git du pouce et de l’au­ri­cu­laire. Ce signe est celui du « sha­ka » des sur­feurs : le « sha­ka » des sur­feurs : les trois doigts du milieu pliés, le pouce et l’auriculaire levés, c’est le signe de tous les sur­feurs de la pla­nète, qui donne un petit air rin­gard mais véhi­cule plein de bonnes ondes (voir plus de détails ici).
      Quant à la che­mise d’Alexander Douguine, il s’a­git d’une tenue tra­di­tion­nelle russe qui est bien plus digne qu’une che­mise occi­den­tale avec le col ouvert, ou grand ouvert façon BHL.

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  2. Merci de nous par­ler de cette jeune femme intel­li­gente .
    Il est triste de consta­ter que ce sont les bonnes per­sonnes qui dis­pa­raissent et que les cons et imbé­ciles res­tent.
    Moi, je suis d’ac­cord d’é­ra­di­quer plein de monde sur terre ; mais que les cons de poli­tiques et les res­pon­sables des médias payés par notre gou­ver­ne­ment et bien enten­du cer­tains mil­liar­daires. Bill Gateux, Soros, etc. et les Gafas aussi.

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